Suite de la rubrique « Textes surréalistes »
Georges Malkine
[NdE 23]
:
Le soir tombait et se relevait tour à tour, ivre de lampes et d’ombres, et de détours, rampant dans la ville d’arcades comme un serpent près de la mort. À l’heure où l’heure se demande, j’entr’ouvris la main d’une passante magnifique. Elle était d’origine polaire, et toujours sur le point de s’enfuir ou de parler. Quand l’habitude parut la rassurer, elle commença de me conduire. Mes innombrables questions muettes la développaient à mes yeux débutants et lui faisaient, selon le lieu et selon la question, un chemin de bure ou d’écarlate. Ses pas fondaient l’asphalte, y laissant des traces de mains et des fleurs ténues.
Il me souvient du moment où notre course devint pareille à celle d’un bolide plein de désirs et de délires, profilant les maisons, les chevaux de soie les plus voyants, les jardins élémentaires, les océans qu’un soupir desséchait, les jouets en pierre des insectes, et jusqu’à cette liqueur marine dans les paupières des femmes d’amants.
Toute circonstance avait disparu de la surface terrestre. Les manomètres, fous de douleur, nous abandonnèrent vers Saturne où, comme le veut la coutume, nous nous fiançâmes.
Les anges centrifuges allaient moins vite que nous. En guise d’adieu, plusieurs d’entre eux se suicidèrent spontanément, et ces morts exhalaient des halos de lumière aiguë que nous perdîmes rapidement de vue.
Quelle nuit du calendrier oserait défier la nuit de la passante, qui prolongeait avec moi une nuit éternelle, plus raidie à chaque instant, et plus intime.
Tout ceci, après tout, je ne le dis à personne.
Les doigts de la passante, autour des miens, se desserraient. Mais plus n’était besoin
de nos forces. Nous étions chacun la moitié d’une même goutte d’eau. Trop silencieux et
trop petits, nous ne participions plus de quoi que ce fut. Nous allions au seul gré de
mon cœur, cercle vicieux sans dimensions, gélatine piquée de points d’or et de toupies
chantantes.
L’oreille de la passante disait des mots sans suite. Le vent nous dénuda complètement, et plantait parmi nos cheveux de longs avertissements.
La vitesse devenant extraordinaire, l’aisance la plus sensible revint à nos mouvements. Dieu, attentif à l’absence, baissait la tête.
Le souvenir de cette aventure d’aventuriers se dissout aussi vite que le rêve d’un ami, et j’ai beau enfoncer mes yeux avec mes poings et boucher mes oreilles sournoises, comme font les anglais dans les cryptes (1), je ne retrouve que très fugitive la gigantesque proue de galère, sculptée de membres défunts, qui soudain ridiculisa notre équilibre et notre science, soutenue qu’elle était par une carène insignifiante, et du haut de laquelle, chaussures laissées à la porte d’un iceberg, le maître d’équipage et le maître d’hôtel, tous deux en habit noir clair, un sourire crânement posé sur l’oreille, suçaient la mer d’huile mousseuse par le bout de leur longue-vue.
Puis, une odeur, qui venait des seins de la passante et qui, à la manière des projecteurs de guerre, transforma subitement notre route si nerveuse en un toboggan étrangement ascendant et strictement confortable, plaisir qui nous atteint sans difficulté malgré notre tension sans cesse accrue.
Un orage. Le premier que je vis, en somme, parce qu’il me fut donné, à moi homme, de voir un orage dans sa totalité. Vous voyez cela ? Non.
Moins léger qu’elle et tenant sa main gauche, je ne voyais plus la passante que de trois quarts gauche arrière. Mais j’entendis sa voix pour la première fois. Elle hurlait.
« Cœur ambidextre, entendis-je, œil arachnéen, amant extrême du verre sous toutes ses formes et
sans aucune forme, né du verre, vivant du verre et de sa poésie, superstructeur de
superstitions, mécanicien de la distance, paranoïaque aux parcs fermés, invincible bouée
des boues bienvenues, praticien clandestin des couloirs et du sang, accoucheur d’ordures
et larbin du miroir, baisé au front par l’infamie des carrefours méticuleux, ami, ami,
ami du seul et vingt-neuf février ! »
Ses paroles furent telles, la première fois qu’elle parla. Parla-t-elle ? Et pourtant je suis ici, des ongles sont au bout de mes doigts et des voix vides me guettent. Je suis ici, et là, ailleurs et autrement, et soi-disant je vous regarde, vous, nécropole des confidences malpropres.
Je dois avouer que je m’entr’ouvre une seconde, tous les mille ans. Prenez-y, dans ce
grand [Note de bas de page]
(1) Une discrimination s’impose (absolue au point de vue
sentimental) en ce qui concerne la personnalité extra-humaine considérée en tant
qu’affluent poétique valable, communément appelée air du temps, façon de parler, ou
encore, plus subtilement sans doute, de quoi écrire s’il vous plaît.
Le fait de l’existence de ce problème procède de la série d’événements générateurs
simples appelés contrastes ou contractes, déterminables par l’absurde, et qu’éclaire
violemment nuit et jour, pour l’édification du principe, la réfraction généreuse de
votre eau lustrale.
Tant d’âges ont vécu, et si peu d’hommes, que nous restons pantelants dès qu’une
quille nouvelle est disposée dans le jeu de nos expectatives. Jeu des plus réduits,
cependant, et qui vraiment se déploie à travers un nombre trop restreint de mesures
concevables, pour peu que nous réalisions ensemble, comme le voulait l’origine de la
vie, l’atteinte et la solitude virginale.
Qui de vous n’a été tout près de le comprendre, mais qui bientôt sentait son front
heurter le plus haut des plafonds ? Qui de vous n’est parti sans bagages, mais qui
au premier pays n’achetait une petite valise pour y plier son cœur ?
Page 11⦿coffre asthmatique et sans fond jamais, la substance de vos rêves décharnés. Ils
s’élanceront comme ces allumettes qu’on retrouve toujours, que ce soit au coin des rues
ou dans le sillage des nouvelles rencontres. Pérégrinez suivant votre spirale, de
l’infini vers le centre. Du haut du ciel ou du haut d’un microscope, vous caressez vos
ennemis, et vos ennemis vous caressent.
Un jour qu’il fera nuit d’amour, tout de même, je vous entrerai dans ma maison provisoire, généralement avide de crevaisons flagrantes et de calembours susurrés la tête en bas. La porte en est sous une très vieille terre que rien ne décèle à l’étranger, à moins qu’il ne s’agisse d’un polaire.
Les polaires ne parlent pas, et n’ont pas le temps de rien faire ni de faire quelque chose. Ils sont graves comme les eaux, et clairs comme eux-mêmes seuls. Ils ne se connaissent point les uns les autres, ni ne savent rien d’eux-mêmes. Ils sont vêtus comme les embarcadères et comme ces endroits des gares qu’on ne peut pas photographier.
Ai-je parlé des polaires ?
Ce fut Ludwig Ha, mon vieil ami Berlinois de vingt minutes, qui me révéla les polaires, après m’avoir secrètement mené vers la seule rue qui leur soit officieusement réservée. Une rue sans maisons et sans hommes, pavée de dominos de marbre qui dansaient sous nos pieds. Le bout de cette rue, contre toute attente, me sépara brusquement de Ludwig Ha, et dans le même temps que je pensais ensemble aux polaires et à eux-mêmes, un vertige rose passa sur ma nuque.
C’est alors que la passante et moi quittâmes le toboggan pour la fleur.
Je dis alors, car alors fut la transition. Des crapauds nous suivaient à tire-d’aile.
Le toboggan devint brusquement translucide, dégageant un parfum que je crois être celui de l’eau de Seltz, et se rétrécissant de telle sorte que nous nous trouvâmes collés, et que force nous fut d’entrer dans la fleur. Je dis la fleur, parce qu’il est remarquable que j’aie vu la fleur, et je dis ceci à cause de la vitesse toujours grandissante, qui ne m’eût pas permis de distinguer une forme quelconque à moins de cinq mille lieues environ.
La forme de la fleur était celle de l’arum vulgaire, où les Romains se désaltéraient après le cirque. À vrai dire, ce n’était ni une fleur ni même une chansonnette, mais l’entrée d’un conduit de section circulaire, d’un périmètre qui ne passait pas trois cents pieds.
Je dois mentionner, aussi bien que le rapport des petits doigts présents et débiles, cette exiguïté qui devait profondément nous émouvoir, à cause des incalculables commencements.
La paroi du conduit, d’ordre colonial, était d’une blancheur absolue et véhémente, c’est-à-dire composée de couleurs et de non-couleurs vermiculaires, animées d’intentions énergiques, et qui faisaient l’amour sans discontinuer, à l’instar de Paracelse et des cavaliers japonais. Cette blancheur, enfin, s’avéra au point que je m’étonnais de la savoir.
Et pourtant elle était douce, douce au monde comme le poil des femmes ; comme ces phrases que disent les statues, et que nous n’avons le droit d’entendre que lorsque nous avons entendu toutes les phrases que nous pourrions faire nous-mêmes.
Et maintenant c’est le deuil, le vrai deuil, bordé de flammes d’alcool. Voilà pourquoi. Après avoir dépassé tant de paroxysmes, la vitesse était évidemment devenue blême et fine, mais elle était toujours régulière, rappelant en nous, selon le Talmud et la Bible, plusieurs sens disparus, dont celui du baiser véritable, qui se donne comme on donne un trésor enfoui ; que seul un fil accouplé dans nos greniers (qui ne se trouve qu’à la faveur des tâtons) et qu’on tient entre les dents quand on s’en va, peut réveiller et développer à sa majesté changeante.
Ici vient le prodigieux prodige.
Et le prodige est fini. C’est fini. Je marche rue Froidevaux, dans cette direction de lune et de miroitantes petites vertes.
Là est une fenêtre, à la barre d’appui de laquelle vient se poser à l’amazone une ancienne musique. Elle déroule avec précision un métrage important de dentelles sacrées, c’est-à-dire issues de la neige et du sucre de canne, présentant l’aspect bonhomme des grottes de Fingall. Elle soumet ces dentelles à tout-venant. Puis elle se gaufre, et diminue progressivement de volume, jusqu’à l’éclair dans lequel elle disparaît par l’orifice d’une bouche voisine.
Le prodige est bien autre chose. Malheureusement, ou ainsi que vous le voudrez, le prodige fut vertical, et donc il échappe logiquement une relation historique. Rien ne peut en être confié. Je noterai simplement, pour l’acquit d’une volupté personnelle et internationale, non attributive de la juridiction des tribunaux de la Seine, les indices suivants qui s’y rapportent :
- – L’ombilic court sans cesse et se nourrit d’entre-deux.
- – L’apoplexie de la délicatesse perd pour se [sic] qui lui survit
toute signification horaire.
Il ne reste plus dès lors que le dernier souvenir, tragique entre tous. Celui d’un cri entendu dans le conduit blanc. Ce cri était tristement humain ; sans doute fut-ce lui qui ôta la courroie.
Tout ce que j’ignore m’est témoin, et les caves et les toits, et mes amis brûlés, et la
tombe bavarde et la muette naissance, et ma sainte Page 12⦿pensée, que ce
fut là et que c’est là seulement ce que jusqu’à nouvel ordre je puis consentir à nommer
le voyage.
J’ai conservé la passante. C’est une main et son avant-bras, le tout en bois des îles.
Rien ne la distingue de celles dont se servent les gantiers pour exprimer, en chambre
noire, la pudeur de leur complexion, si ce n’est que l’articulation du pouce se trouve
au milieu de la seconde phalange, qu’elle est latérale, et que l’ensemble constitue
indiscutablement un poignard à cinq lames, unique et dernier descendant.