Décadence de la vie
(Suite *)
C’était un soir où, ne sachant que faire, j’allais après l’infortune dans les rues
vaguement éclairées, vaguement curieuses, mais surtout insupportables, devant moi avec un
spectre à mes côtés.
Mes amis ne m’avaient peut-être pas abandonné, mais par quelque effet du hasard, ils ne
m’apportaient aucune saveur nouvelle à ce goût de l’existence dont j’ai l’habitude de
faire grand état. Ils n’avaient pour moi pas assez d’attentions délicates, pas assez
d’intérêt ou de sympathie, vraiment, pouvais-je m’intéresser alors à leurs petites
défaillances ou même à ces sursauts d’énergie qu’ils étalaient avec de multiples efforts,
avec des rires effroyables, des rires sans suite et sans lendemain. Ils montraient des
dents pointues et des visages tirés comme des couteaux par les affres du plaisir stupide
qu’ils ont l’habitude de prendre vers les heures nocturnes et pour des raisons que je ne
qualifierai pas, car moi-même j’y souris trop souvent par manque de réflexion et parce que
je me croyais obligé de passer le temps. Après tout je n’ai que faire des gens qui me
regardent agir. Je ne veux pas avoir de témoins ni de contradicteurs, les inconséquences
de ma conduite ne regardent que moi-même et les pas que je fais dans le dégoût universel
n’ont pas besoin de laisser de traces. Lorsque je me retrouve dans les égouts en comptant
les marches des terreurs véritables, j’aime à me frapper la poitrine et à me demander
pardon pour des raisons simples et sans intelligence et pris de sourire comme les employés
de banque devant un jeu de cartes.
***
Ici se trouve une lettre :
« À demain, ma chère amie, à demain ou même à bientôt. Tout ce que nous disions il y a
quelques semaines quand nous nous regardions en nous prenant pour des génies à cause de
quelques notions banales du temps et de l’espace qui nous faisaient mal. Mais pour moi
était-ce donc un caprice enfantin cette petite seconde où j’hésitais à vous baiser la
main. Non plutôt vous devriez mieux me considérer parce que tout de même, tout de même...
Tout ce que nous disions était-il donc faux ?
Vous avez bien des torts, ma pauvre amie, bien des torts envers moi. Évidemment je ne
vaux pas mieux après tout que les tristes sires qui vous font la cour (!) Mais si, pendant
une seule minute, vous aviez la bonté de regarder mes yeux rougis par la fièvre effroyable
et la tristesse qui me consument et si vous aviez alors la bonté de me sourire, rien ne
s’opposerait plus à ce que je devienne un charmant garçon.
Auquel cas rien ne s’opposerait non plus à ce qu’un caporal gendarme vous apporte mes
vingt ans sur un plat d’argent, pendant qu’un phonographe jouerait des airs
charmants !
Trop de gens sont capables de me considérer à la légère pour me comprendre. »
***
Je suis dans une forêt sans étoiles, dans une cuve sans vin et je bois la sueur de mon front pour étancher la soif.
Je cultive dans un pot de fleurs des brebis égarées.
Je trinque avec des nuages, avec des cloches d’échos et de fiel, avec vos yeux et même
avec mon cœur !
Et je rougis des réponses des hommes lorsque je dis les seules paroles idéales dont je suis capable.
Le monde croit encore à la surface de ses étangs glauques, aux carillons de ses
sornettes, à ses petites promenades dans l’intelligence, à ses musées d’animaux railleurs,
à ses complaintes hystériques. Pauvres, pauvres bougres !
Et vous qui vous dites mes amis, nous tous, génies merveilleux que je contemple en
silence, vous qui me montrez des chemins merveilleux et des roches de chèvrefeuille,
savez-vous donc la grande fatigue dont vous me voyiez accablé, savez-vous donc pourquoi je
pleure lorsque vous vous butez aux cailloux rigides d’une époque impossible et parce que
souvent je ne peux pas vous suivre, vous vous détournez de mes yeux ? Je n’ai pas cette
force miraculeuse qui vous fait résister aux vents des marées purulentes, je ne peux vous
suivre qu’en me traînant sur les genoux et à tout hasard je regarde si quelque source
folle n’est pas sur ce chemin pour y baigner mes mains sanguinolentes.
Sans autre forme, je ne tiens pas à passer pour un imbécile. C’est trop simple.
Voilà maintenant des paroles célèbres, me direz-vous ? Pauvres, pauvres êtres ! Les
journalistes qui liront cela, s’amuseront beaucoup de ma jeunesse et même de cette
candeur. Tant mieux donc, mes amis, je n’ai pas encore perdu ces alvéoles fraîches qui me
vont si bien au teint !
[Note de bas de page] * Voir le n° 3 de la R. S.
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Vous vous croyez subtils parce que vous avez de la barbe et des principes, parce que vous
ventripotez et redondez parmi les soucoupes et les bières lourdes, parce que vous avez les
ongles mal faits ou parce que vous sentez un peu cette bonne encre d’imprimerie ! Vous
suez pour faire un mauvais papier et vous savez peut-être l’usage des termes
techniques.
Tant pis pour vous, je ne me plais pas dans votre milieu de cuistres crasseux et
d’andouilles.
Les femmes ne sont pas des êtres ordinaires dont on s’imagine
la pire horreur. Enfantement, maladies, servitude. Les femmes ne sont pas ces femmes
laides ni même les femmes laides. Elles n’ont pour elles que la joie du jour des larmes de
la lune ou la pluie des déluges d’acier. Femmes parfaites du temps et de l’espace,
habillées d’églantines ou de liserons, femmes maudites au front pur, à l’œil clair. Femmes
accourues au bord de la Seine de l’Orient comme un sang d’une belle rougeur.
Chapitre
D’où vient à l’homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la
mélancolie, ce charme plein de secrets qui le fait vivre de ses douleurs et s’aimer
encore dans le sentiment de sa ruine ?
Senancour – Oberman
Je cherche une histoire à vous dire, une histoire dans les tressaillements de ma
mémoire, mais je n’ai pas beaucoup vécu.
Non, je n’ai pas beaucoup vécu peut-être, mais j’ai peut-être quelque chose à dire, car
si j’ai pu concevoir que je pouvais encore exister, c’est qu’il m’a fallu bien autre
chose que la simple force de caractère à la portée de toutes les bourses, bien autre
chose que l’image de la folie populaire et bien autre chose que les simples
considérations agréables que je pouvais faire sur ma personne et si je parle assez
souvent avec tristesse, il ne faut s’en prendre qu’à mon terrible penchant pour la
poésie, ce magistral penchant que des êtres infâmes ont toujours cherché à contrarier
dans mon enfance.
Non je n’ai pas beaucoup vécu mais il me semble que j’ai quelque chose à dire.
Parmi les forêts vierges où mes pas n’ont laissé que des traces de cendre, parmi les
pays et les mers mauvaises, parmi l’imagination des races et les ruines de leurs
enseignements, parmi mes oiseaux de tempête, parmi les animaux sauvages à l’époque où je
fréquentais les déserts, parmi les petites rues froides où le vent siffle à faire peur,
parmi les désirs, parmi mes poèmes, parmi mes amis, il y a peut-être un seul mot qui me
touche, une seule syllabe très douce et très tendre comme les fraises des bois. Ô le
miracle d’un nom prononcé au hasard et qui me touche, qui fasse vibrer sur mes joues une
larme figée depuis l’époque de ma naissance.
Et pour ce nom qui serait de toute façon un nom de femme, la terre immédiatement
folle deviendrait un bœuf pourri sans consistance voguant parmi les rêves nocturnes des
planètes austères à jamais détournées de leurs devoirs.
La vie s’est ouverte pour moi dans un jardin de plumes ridicule et frais. Pour
vivre, je mangeais des oiseaux minuscules vivant près des sources et tous d’un blanc
lumineux.
Après cela, ce fut la prison.
La prison avec ses grillages de glaces incassables et ses murs abstraits, si hauts
qu’ils dépassent le ciel et ne laissent entrevoir que leur gris taciturne, la prison
avec toute sa honteuse traîtrise, la prison parmi les prêtres faux et terriblement
noirs, en un mot, les prêtres qui ont terrifié mon enfance. Ô pauvre de moi qui fus
cette victime maudite !
J’étais un écolier brutal, vague et solitaire, mais j’étais un écolier de cristal.
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J’avais assez de cœur et j’imaginais autrement mes camarades qui furent tous de
véritables voyous. La richesse des uns et le travail des autres, voilà qui n’était pas
pour me satisfaire. J’avais dans mon cœur cette lumière incertaine, mais terriblement
brûlante qui me conduisait par delà les tableaux noirs et les pupitres fantômes vers
l’infini éternel de la poésie tout entière et c’est pourquoi je me plais à raconter
cette histoire, après tout peut-être extraordinairement fausse.
Je ne veux plus reconnaître les individus qui me méprisèrent à cette époque parce que
mon esprit s’épouvantait devant leurs menaces et parce qu’ils ont voulu me perdre dans
un but social.
Un soir, figurez-vous un soir où la pluie fine du printemps transperce à chaque minute
le cœur fragile d’une prostituée de 15 ans, je faisais des rêves par delà l’amertume et
vers un palais souple et gracieux, situé quelque part dans le monde moderne où devait
vivre une femme blonde et douce à qui je voulus offrir mes ivresses.
J’allai par des sentiers de ronces après avoir quitté la ville, j’allai comme un jeune
fou perfide pour contempler son émotion et je laissai quelque lambeau de mon cœur à
toutes les haies de mûriers en fleurs :
Demain tu partiras vers les planètes folles
Les glaces qui brisèrent nos deux cœurs enlacés
Ô plaintes de ces nuits je m’en souviens à peine
Les corbeaux s’envolaient avec ta nudité.
Il en est bien qui savent jouer de tant de jeux
de rêves et de pardons et de grandes paroles
Mais j’ai mieux travaillé dans la chair éternelle
à bientôt donnez-moi vos plus douces paroles.
Ô voir où j’ai cueilli parmi vos chevelures
des couronnes de miel ô femmes bien aimées
J’ai mis sur vos épaules un beau manteau de neige
et c’est parmi le feu que je baisais vos pieds
Il y avait des ombres avec des yeux morts
et mes lèvres étaient rouges d’un sang très humain
et pour chanter ainsi que les poètes en fête
j’ai cueilli dans vos mains deux gouttes de rosée.
C’est ainsi que mon voyage à travers la folie commençait ! Mais à cette époque, ne
connaissant de véritables poètes, j’étais plus heureux et je m’abandonnais aux songes
les plus purs.
Il y avait bien d’autres aventures qui me torturaient l’esprit. Toujours ô monde
imaginaire comme je brandissais ton emblème sacré !
***
Paris était une fée. Les rues étroites parcourues par de multiples étoiles s’envolaient
vers le ciel. Celles-là que je reconnaissais pour les avoir vues par ma fenêtre dépolie,
c’est-à-dire qu’elles brillaient depuis toujours dans mon cœur.
Des hommes d’armes moyenâgeux se disputaient près de moi la conquête des lumières et du
bruit tandis que je suivais les pas de trèfle de quelques princesses voilées, très tard
dans les ombres du crime. Les mots magiques me montaient au cerveau quand il s’agissait
de leurs fourrures parfumées. Enflammé de leur possession, les nombres s’échappaient de
mon esprit ; je n’avais plus qu’un esprit de fourrure et caché du regard vitreux des
voleurs d’âmes, dissimulé derrière les traînes de leurs robes, je me jetai dans leurs
bras pour l’infini.
Quelquefois je suivais les belles automobiles jetées comme des gants sur les routes
polies et parfaitement nickelées pareilles aux diamants ; je suivais, je suivais des
apothéoses de rêves plus loin que l’avenir, toutes les formes de la matière soluble dans
mes espérances !
Mais pourquoi donc ces armées se battaient-elles au pied de mes rêves ?
Ces troupeaux d’individus qui se rendaient chaque jour vers les champs de carnage,
hideux et vils et prêts à toutes les défaillances ! Il y avait vraiment pour ma jeunesse
trop de vieillards, et trop de gens capables de rire.
Croyez-vous donc que vous êtes d’accord, misérables humains ? Croyez-vous donc que vous
pouvez rire encore devant toutes vos putréfactions ? Et vous qui m’avez jeté dans les
bras de ces marchands, ces instituteurs repus dont la seule méchanceté permet encore
l’existence, supposez-vous donc que je vous pardonnerai de sitôt, pauvre société !
Oui, je n’ai jamais pu traîner que des sandales sinistres au milieu des forçats de mon
enfance.
Un jour – il ne pouvait en être autrement – je partis vers une caravane pour chercher à savoir si la réalité exista.
Les sources coulent au milieu des campagnes, parfaites avant de s’embourber au milieu
des villes, les fantômes ne sont pas des sources, mais aussi grands qu’ils apparaissent
ils sont les vrais miroirs de notre vie.
Maintenant que je suis perdu pour toujours dans le sens des hommes, cela va bien faire
de leur dire toutes ces choses. Je vous lègue au hasard, vous autres, spectres, nagez
dans vos rivières froides sans songer qu’il y a aussi ceux-là mêmes que vous avez
condamnés : les rêveurs du moment.
Et voilà que je rencontrai des prophètes. Ils sont couverts d’étoiles et ne marchent
pas sur la terre, mais on les voit quelquefois dans la pénombre des magies surhumaines
et dans toutes les failles de l’intelligence.
Conversation avec les prophètes
Moi.
. – Je n’aime pas les hommes parce qu’ils ont l’intelligence à leur image. Vous
convenez que je suis sacrifié à la vengeance de l’humanité
1er prophète.
. – Venez avec nous, Monsieur, il n’y a pas de salut pour vous de ce côté-ci de la
rivière.
2e prophète.
. – Il y a d’autres emblèmes sacrés que l’on donne aux poètes. Il y a des fétiches
inoubliables que vous porterez sur votre front.
1er prophète.
. – Il ne faut pas se laisser aller à la dérive parce que tout le monde n’est pas
fait à l’usage des poètes. Si votre cœur éclate avant l’aube, n’oubliez pas de soigner
votre cœur.
Moi.
. – Mais je n’ai pas de cœur, je n’ai rien connu au monde qui puisse m’en tenir
lieu.
1er prophète.
. – Ceci est inexact.
Moi.
. – Oui, c’est inexact, je n’oublierai pas que les quelques étoiles qui volent de mes
mains sont des parcelles d’âmes que j’aimai au hasard des terres accidentelles.
2e prophète.
. – L’amour est une légende inconnue des héros, parce que les héros sont vains, mais
la terrible solitude des poètes, la solitude aux dents d’acier qui les mord nuit et
jour, apporte dans sa brise des êtres non-pareils, des femmes d’une beauté
incomparable et les âmes s’en vont dans les précipices de toute pureté, follement
désespérées, ô le manque d’audace !
Et le monde ne s’écoule plus avec l’ordre, le monde est un tombeau, une étrange mer
peuplée de maladies purulentes puisque l’amour est sur les montagnes, dans les
cortèges d’azur et dans les puits de sang.
Et je souhaite qu’il y ait peu de mondes aussi désespérés que celui qui ne connaît
pas l’amour !
Moi.
. – Alors les sentiers ne sont point mortels et les aiguilles de l’espace n’éprouvent
point nos pas, les aiguilles sur lesquelles nous écorchons nos espoirs de neiges.
***
Je songe ainsi à mes amis. Il y a déjà quelques années que je les vis pour la première
fois au milieu des troubles de l’humanité sauvage. Et depuis lors j’ai appris bien des
choses avec eux, j’ai fixé bien des rêves que mes faibles conceptions ne faisaient
qu’entrevoir.
Ainsi, par les routes sombres j’ai appris à ne pas déchoir devant la face du ciel. Avec
eux nous allons dans les rues vides où passe le signe des temps à retrouver, nous allons
avec les fantômes stigmatiser d’amères passions.
Ô vanité, que ces paroles !
Aujourd’hui je ne vois rien de large ni de grand dans l’espace, rien que des cendres
qui appellent la mort, mon enfance fatale et creuse qui n’apporta jamais rien que la
cruauté. C’est la réalité à la face de scie qui s’abat sur mon cou et qui m’indique de
me taire. C’est le dégoût que je partage dans mon existence depuis tant d’années. Ainsi
pourquoi ces mots vont-ils se perdre dans l’hécatombe des autres verbes, puisque toute
mon ambition consiste à soigner ma damnation !
Après tout, mes amis, pourquoi m’avez-vous fait dire tant de choses ? Il serait bien
préférable que vous pleuriez à des paroles simples.
Lettres d’amis
Première lettre
Je suis, mon cher, perdu pour vous. Nul ici ne songe au réveil des morts ni même à ses
ennuis, mais l’ON s’habille confortablement.
L’ON aime aussi à se promener et à lire. L’instruction fait des progrès considérables
dans le sens de la largeur. Ainsi, j’ai rencontré plusieurs squelettes avec des gants
jaunes et des chapeaux de soie.
Ne pourriez-vous aller demander au vestiaire du Etc... si l’on n’a pas retrouvé mes
yeux ?
Deuxième lettre
Vraiment quel délicieux passe-temps que de faire sa correspondance au milieu d’un
livre ! Si tous les romanciers le savaient, je suppose que le monde serait bien
emmerdé.
À part cela je cherche toujours le moyen de retrouver cette perle qui doit voguer quelque part sur les océans.
Troisième lettre
J’accorde peu de sens à la valeur de ma pensée qui de moins en moins tente quelques
efforts.
Est-ce que les Buttes-Chaumont ont rencontré la terre ferme ? Je ne l’espère pas.
Avec beaucoup de succès.
Bien à vous,
Jacques Baron