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Descriptif

Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, sans adresse, le 6 novembre 1923.

 

Transcription

Mardi 6 novembre 1923

Très cher Monsieur,
vous me demandez ce que je pense de l’état présent de votre collection de peinture et dans quelle mesure j’estime qu’il y aurait lieu et moyen aujourd’hui de la compléter.
En ce qui concerne l’impressionnisme, vous le savez, comme vous je suis d’avis qu’il n’y a pas à y revenir. Manet, Cézanne, Van Gogh, dont vous possédez des œuvres maîtresses, sont du reste hors de discussion et, Dieu merci, ont quelques fanatiques en France. À part celle de Gauguin et de Renoir, que vous n’aimez pas (le premier pourtant trop abandonné depuis quelque temps) je ne déplore vraiment dans votre collection, pour ce qui est de la fin du dix‑neuvième siècle, que l’absence d’une œuvre très représentative de Seurat, telle, par exemple, que « La Baignade ». Je sais l’extrême difficulté que présente la recherche d’une toile de Seurat achetable ; il faut sans doute attendre une vente publique.
Comme nous le disions hier, la qualité hors pair de « La Charmeuse de serpents » vous dispense tout‑à‑fait d’acquérir de nouveaux Rousseau.
Où le problème devient vraiment plus délicat, c’est lorsqu’il s’agit de représenter au mieux la génération suivante, à la tête de laquelle figurent, sans contestation possible, Matisse, Derain et Picasso.
Nous arrivons donc à ce fameux « Bocal de Poissons » pour lequel vous savez, Monsieur, toute ma faiblesse. Depuis la guerre sans doute, je n’ai pas vu figurer dans une galerie ou exposition une œuvre picturale de cette importance. Je crois qu’il y va du génie de Matisse alors que partout ailleurs il n’y va que de son talent qui est immense. La « Femme sans yeux » ne nous parle malgré tout que de ce talent. J’ai examiné ce tableau vingt fois : c’est vraiment tout à la fois d’une liberté, d’une intelligence, d’un goût et d’une audace inouïs. Déformation, pénétration intense de la vie de l’auteur dans chaque objet, magie des couleurs, tout y est. C’est sans doute une des trois ou quatre plus grandes œuvres modernes et c’est une admirable démonstration. Je suis persuadé que nulle part Matisse n’a tant mis de lui que dans ce tableau et que tout ce que nous verrons de lui, d’ancien ou de récent, sera pour nous le faire regretter. C’est vraiment quelque chose d’irremplaçable.
De Derain il ne peut être question que d’attendre. Derain, quoi qu’on en dise, a été, et est sans doute encore, le plus grand peintre moderne de la figure. En cela il n’a jamais cessé de m’apparaître comme absolument personnel. Je verrais avec le plus grand intérêt entrer dans votre collection une de ces grandes figures de 1913‑14 dont le mystère est tout‑de‑même inépuisable selon moi. Mais je ne connais pas, à vendre, de Derain de cette sorte.
Picasso. Combien plus difficile. Je crois bien qu’on n’en a jamais fini avec Picasso et pourtant il me semble aussi que c’est aujourd’hui la pierre de touche pour une collection. C’est de ce qu’il y entre de Picasso que dépend le caractère qu’elle prendra par la suite, passionnante ou non, riche ou pauvre. Le choix est extrêmement ardu, je sais que là seulement je me trouverais embarrassé. Une seule certitude : « Les Demoiselles d’Avignon » parce qu’on y entre de plain‑pied dans le laboratoire de Picasso et parce que c’est le nœud du drame, le centre de tous les conflits qu’a fait naître Picasso et qui s’éterniseront, je crois bien. C’est là une œuvre qui dépasse pour moi singulièrement la peinture, c’est le théâtre de tout ce qui se passe depuis cinquante ans, c’est le mur devant lequel sont passés Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, et tous ceux que nous aimons encore. Que ceci disparaisse, il emportera la plus grande partie de notre secret.
Je laisse de côté Modigliani, artiste de moindre importance, à coup sûr, et de qui, Monsieur, vous n’avez plus rien à envier.
Après Picasso, vous vous attendez bien à ce que je reparle de Chirico dont il vous manque encore une belle toile de la première période, comme il y en a encore chez Guillaume, époque dite des « Portiques ». Je pense surtout à un assez grand tableau sur lequel figurent, notamment, des artichauts. Chirico, selon moi, ce sera à demain ce que Picasso est à aujourd’hui. Vous savez assez que, mes amis et moi, c’est ce que nous aimons par‑dessus tout.
Marie Laurencin, vous y avez songé bien avant moi.
Duchamp, l’objet rare par excellence, vous l’avez.
Picabia. Vous avez, je crois, admirablement choisi.
Max Ernst, Man Ray, ne peuvent que rester à l’étude.
Pascin, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’aller plus loin.
Skripitzine ? Sujet à caution. Les Indépendants vous fixeront.
Restent Klee et Chagall. Klee, trop joli peut‑être, mais si curieux, si personnel, le difficile est d’en voir. Chagall, à mon avis, très important : les plus belles couleurs, d’abord, et ensuite le grand lyrisme à la manière d’Apollinaire, mais il faut choisir lentement, et prudemment.
Voici, Monsieur, à quoi se borneraient mes désirs. J’aurais aimé prononcer, au cours de cet exposé très rapide, quelques noms nouveaux. Vous savez, malheureusement, qu’en peinture la qualité se fait de plus en plus rare. Pour être tout‑à‑fait sincère, et complet, je noterai encore, avec plusieurs points d’interrogation, Delaunay.
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Je m’aperçois que je n’ai pas sur moi les catalogues de livres que vous m’avez remis hier. Excusez‑moi. Je vais aller les chercher et vous adresserai par pneumatique la liste des ouvrages que je juge intéressants.
Je vous prie de me croire, cher Monsieur, votre très respectueux et dévoué
André Breton.
P.S. Je relève aux catalogues :
1e chez Chrétien :

X 4199 Kant Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime 15 f
× 4202 "       Principes métaphysiques de la Morale 50
× 4169 Fichte Méthode pour arriver à la Vie bienheureuse 60
   4170 "         Considérations destinées à rectifier.  30
 
  4031 Senancour Isabelle 60
× 4292 " Rêveries sur la nature primitive de l’homme 75
et un livre dont nous n’avons pas parlé, que je tiens pour très important au point de vue philosophique
× 4194 Jacob La Clavicule ou la Science de Raymond Lulle 125


2e chez Nourry :
 
  499 Kant Éléments métaphysiques de la Doctrine de vertu 30
× 500 " Logique 230

× 501 " Mélanges de logique 35
   502 " Premiers princ. métaph. de la science de la nature 20
× 503 " Prolégomènes à toute métaphysique future 35


Je marque d’une croix les ouvrages que je tiens pour les plus importants.
2e P.S. — Vitrac est en ce moment très malheureux. Il s’attend d’un jour à l’autre à être expulsé de l’hôtel qu’il habite avec son amie. C’est, en somme, quelqu’un de bien et de digne de votre intérêt. De plus vous n’avez, Monsieur, aucun manuscrit de lui. Je sais qu’il serait follement heureux de vous céder celui de son théâtre qui constitue un volume important à tous égards. Puis‑ je me permettre de vous en parler ? Je sais qu’il a besoin de quatre cents francs. C’est peut‑ être beaucoup, mais je vous serais si reconnaissant de vouloir bien faire quelque chose pour lui.

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p.162-167.

 

Librairie Gallimard

Date de création06/11/1923
Notes bibliographiques

Quatre pages sur deux feuillets 27 × 21 cm, papier bleu. Encres bleue et verte.

Languesfrançais
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-40

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Nombre de pages4
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101001038