La Collection

Accueil > Œuvres > [Tu sais bien que rien ne m'attriste plus...]

[Tu sais bien que rien ne m'attriste plus...]

Lettre datée de Saint-Cirq, le 28 juillet 1951

Correspondance

Auteur

Auteur André Breton
Personnes citées Elisa Claro Breton, Jacques Cordonnier, Suzanne Muzard, ép. Cordonnier, Uli, Louis Breton, Benjamin Péret
Destinataire Aube Breton, épouse Elléouët

Descriptif

Lettre d'André Breton à sa fille Aube datée de Saint-Cirq le 28 juillet 1951.

 

Transcription

St-Cirq, le 28 juillet 1951

Mon Aube chérie, tu sais bien que rien ne m’attriste plus moi-même que d’avoir — et surtout par lettre quand tu es en vacances — à t’adresser des semblants de reproches. Je m’en serais d’ailleurs abstenu si ta décision de quitter le cours Raspail ne m’avait causé des inquiétudes que j’étais obligé de te faire partager. Qu’adviendra-t-il, en effet, si tu n’es pas reçue à l’examen d’entrée ou (je le répète) si l’on te fait rétrograder d’une rende en raison de l’insuffisance en orthographe et grammaire ? Tu dois très bien saisir le problème : 1° M. Fournier demande à être avisé dès maintenant des inscriptions d’élèves pour l’année prochaine ; 2° comme Huguette a pu te le dire, pour se présenter à l’examen d’entrée du lycée Jules-Ferry il est nécessaire de se procurer dès maintenant, outre un extrait du certificat de naissance (que je t’ai fait adresser directement par la mairie du XIIIe, dis-moi s’il t’est parvenu), un certificat de travail et de conduite délivré par l’établissement scolaire précédent (ce certificat, si tu persistes dans ton intention, écris à M. Fournier pour le lui demander mais n’oublie pas qu’il déduira de cette demande que tu te proposes de te faire inscrire à une autre école, ce qui, au cas où tu ne satisferais pas à l’examen et serais obligée de retourner au cours Raspail, risquerait de te mettre à ses yeux en moins bonne position). Il faut, mon petit chéri, que tu réfléchisses bien à ce sujet, c’est à toi et, j’estime, à toi seule qu’il appartient de trancher la question. Tu comprends bien qu’en ce qui me concerne je préférerais mille fois que tu fréquentes le lycée J.-F. que ce cours lointain (qui n’avait jamais été choisi que comme solution transitoire) mais, encore une fois, es-tu assez sûre de toi pour tenter ta chance de ce côté ? Ce qui m’effraie le plus pour ma part, c’est que — quels que soient les progrès très réels que tu as pu faire en orthographe — tu ne parviennes pas à éviter certaines fautes très graves et du plus mauvais effet parce qu’elles font aussitôt douter de tes connaissances les plus élémentaires en grammaire. En voici des exemples : « voit-tu, tu m’avait, je faisai, que tu comprenne, je savait », etc. Je suis persuadé que l’ignorance des conjugaisons constitue, pour l’entrée dans un lycée, un obstacle insurmontable. Tu sais très bien, ma petite Aube , qu’il m’en coûte terriblement d’avoir à t’ennuyer avec cela, que j’aimerais t’entretenir de tout autre chose, qui soit dans ta lumière et dans celle de Cannes et de St-Cirq , mais je n’ai pas le choix puisqu’il y va d’un tournant de ta vie.

Ceci dit, je ne t’ai jamais reproché de signer Écusette de N. Ce qui m’inquiète quelquefois est de te voir te situer trop exclusivement sur le plan affectif avant de chercher à te construire intellectuellement pour parvenir à te connaître toi-même dans toutes tes aspirations, comprends-tu ? Beaucoup de ces aspirations sont encore ignorées de toi et c’est le seul développement des facultés de l’esprit qui permet d’en prendre conscience. C’est pourquoi je proteste — oui — quand tu veux justifier les assez mauvais résultats scolaires de fin d’année par une déception sentimentale éprouvée à l’égard de Nicole. Il est inadmissible, je t’assure, qu’à ton âge la vie soit axée tout entière sur le comportement envers toi d’une amie d’ailleurs sensiblement plus âgée. Il faut, mon petit chéri, que tu luttes vaillamment contre ces dispositions si le cœur l’emporte à ce point sur la tête, je t’assure que tu ne trouveras pas l’équilibre et, qui pis est, tu t’exposes à être bien inutilement malheureuse. Si l’on est doué(e) d’un beau cœur comme le tien, on n’a rien à perdre à le tempérer un peu dans ses mouvements (et même bien au contraire).

Tu verras, je compte bien, par la suite que je n’aimais pas le ton moralisateur (à moins qu’il ne soit très élevé) et je voudrais donc bien que tu voies dans ce que je t’écris autre chose que des remontrances. Il faut pourtant que je continue encore un peu dans le genre impopulaire.

Tu fais appel, assez drôlement, à ma « générosité ». Laisse-moi gentiment te dire que, dans ce domaine aussi, tu t’accordes un peu trop de facilités. Ton grand-père qui envers toi, tu le reconnaîtras, a été la générosité même, commence à se faire prier. Il est entendu que, toujours grâce à lui, nous pouvons disposer cet été d’une somme inhabituelle destinée à assurer les réparations indispensables de la maison de St-Cirq (et dont ni Elisa ni moi ne soustrayons la moindre parcelle pour nous-mêmes) mais permets-moi de te dire que je trouve excessif que, voyageant seule à ton âge, tu ne puisses envisager de prendre ton repas autrement qu’au wagon-restaurant. Tu as disposé au début de cette année de sommes assez considérables dont tu n’as rien su retenir et dont la majeure partie a passé à des caprices insignifiants. Si l’on te laisse actuellement manquer même d’« argent de poche », tu peux mesurer la distance qui sépare la vie qui t’est faite à Paris et celle qui t’est faite à Cannes . On a parlé beaucoup trop librement devant toi des difficultés matérielles que pouvaient connaître — avaient toujours connu et connaîtront toujours — des gens comme moi, et conséquemment Elisa , pour que tu ne comprennes pas que tu dois observer dans ce domaine quelque mesure. À l’occasion, je prierai Huguette en particulier (elle sait aussi bien que moi ce que c’est que l’argent qui ne coule pas à flots) de ne pas m’engager pour toi dans des dépenses évitables : tu as pu voir, en vivant chez ces demoiselles Fong, que même dans la grande bourgeoisie des parfums, on n’est pas aussi prodigue qu’on pourrait croire.

Ceci dit, je t’adresse un mandat destiné à couvrir les frais de voyage déjà engagés et à t’assurer quelques menus plaisirs.

… Je suis bien content d’en avoir fini avec ces choses. Je te prie donc de défroncer ton regard. C’est fait ? Bien.

Je doute que tu mettes la main sur Nerii, le sphinx du laurier-rose ou sur sa chenille, d’abord parce que cette année les papillons sont très rares. C’est pourtant bien une espèce provençale mais on le signale comme paraissant en juin puis en septembre-octobre. « Les ailes supérieures sont vert olive, marbrées de blanc et de rosé, les ailes inférieures, de même couleur, s’estompant de brunâtre vers le corps. »« Sa belle chenille a le dos vert olive, la partie antérieure formant groin, d’un jaune fauve, avec deux grands yeux bleus cernés de blanc. Elle vit à la fin de l’été sur les lauriers-roses et les pervenches. » C’est tout ce que je sais.

Ne va pas croire que le corbeau, aux yeux bleus lui aussi, nous a tenu compagnie si longtemps. Il a pris le large dès le lendemain matin, ayant mis à profit la nuit pour passer à travers un carreau cassé.

Les travaux de réparations s’effectuent avec lenteur. La citerne (de 36 000 litres) est en état de fonctionnement ; les vieilles gouttières fracassées ont fait place à des tuyaux neufs ; le parquet du grenier et celui de la pièce du premier étage supportent maintenant le pied ; on ne peut plus passer en rampant sous la grande porte ogivale (mais te rappelles-tu bien tout cela ?).

Le village est toujours aussi beau, aussi « prenant ». Je crois que tu l’aimeras un jour. De la fenêtre de la chambre nous avons pu suivre avec une grande précision les évolutions des oiseaux qui nichaient à un mètre de nous dans la muraille. Les petits se sont envolés, ils sont revenus pendant quelques jours ; maintenant on ne les voit plus ; seuls le père et la mère reviennent encore.

Suzanne et Jacques Cordonnier sont partis mardi, après avoir passé ici un mois de vacances. Ils nous ont promenés en voiture à travers la région qui est magnifique et se proposent de revenir l’année prochaine. Benjamin continue à occuper ta chambre de l’année dernière.

Mon petit chéri, voilà à peu près toutes les nouvelles. Uli n’est pas brillant, c’est le moins qu’on puisse dire ! Les poussins, les chats, les chiens et les chèvres continuent à mendier autour de la table du dîner. C’est le revers de la médaille, n’insistons pas trop…

Je t’embrasse, ma petite Aube chérie, couleur de marjolaine.

André

 

Bibliographie

André Breton (éd. Jean-Michel Goutier), Lettres à Aube, Paris, Gallimard, 2009, p. 51 à 54

Librairie Gallimard

Date de création28/07/1951
Date du cachet de la Poste28/07/1951
Adresse de destination
Notes bibliographiques

4 feuillets in-4°

ProvenanceSaint-Cirq-Lapopie, Lot
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : Ms Ms 41363_52

Modalité d'entrée dans les collections publiquesDon Aube et Oona Elléouët à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris, 2003
Nombre de pages4
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2009
Référence19004936
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Aube
Lien permanenthttps://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101000096
Lieu d'origine
Lieu d'arrivée