Entrée des succubes
À André BRETON
On a tort si l’on croit savoir ce qu’il advient de toute l’amoureuse humeur. Les
grands troupeaux d’hommes à la nuit se dispersent. Et il y a des solitaires dans
les campements ruraux qui doivent aux équinoxes, vêtus de neuf, descendre vers
les villes, où des bêtes grasses pour eux docilement attendent. Que de
mouvements de ces corps en vain appellent au fond des retraites, des logements
mesquins des faubourgs aux prairies chantantes, d’autres corps par le monde,
dans les flots de la dentelle ou les soucis ménagers. Jeunes filles ouvrez vos
fenêtres ; elles laissent errer un instant leurs regards, et referment la
croisée, et retournent à leur musique. Un voyageur pourtant s’était arrêté près
du fleuve. Son chapeau à la main, il contemplait la foule, et la foule fuyait
par les deux bouts de l’air. Je vous dis qu’il y a tant de baisers perdus, que
c’est à pleurer misère ; et chassez ces enfants, qui sont une perpétuelle
insulte à l’amour !
J’ai souvent pensé à ces légères semences qui s’envolent au printemps des arbres
des jardins. On les voit passer comme des nuages de neige, comme des neiges de
caresses, des papillons de désirs. Où vont-elles ? Il y a par delà les champs et
les cités, de l’autre côté des montagnes, un parc tranquille où un seul flocon
parviendra un beau soir sur l’arbre féminin qui l’espère dans sa ramée. Les
autres sont tombés au hasard des sillons. J’ai souvent pensé à ces légères
semences, inutilement répandues.
Souvent aussi j’ai ressenti ma solitude. Et qu’il se dissipait un grand feu dans
mes bras. Qu’ai-je fait de mille douceurs qui m’ont possédé en silence ?
Qu’ai-je fait de tout ce pouvoir qui m’était départi, et qu’on me reprenait ?
Malheureux, tu n’as pas veillé sur ton trésor. C’était un trésor déraisonnable,
et je ne m’en sentais que rarement le maître, et quand je n’en avais pas
l’usage. Amants insoupçonnés que révèle la nuit. Si l’on pouvait deviner les
battements de leur cœur. Chez eux l’amour garde la sauvagerie de l’enfance. Il
n’est point aisé comme le machinal amour. Je me suis souvent demandé où s’en
vont ces légères semences.
De la discordance atroce des désirs, de leur éveil capricieux, je me lamente.
J’ai lu dans le regard d’un père, et son enfant jouait dans l’herbe innocemment.
Il y avait l’ennui, et le temps et l’espace, autour de la maison. Et le sang
dans la tête, et la blancheur de la petite fille. J’ai vu des collégiens qui
avaient peur de mourir. Des nonnes au fond d’un labyrinthe d’ombre, et les
arcades épousaient doucement le ciel d’été. Grands naufrages charnels, comme je
vous comprends. Tant d’appels sans réponses, tant de signes au sein douloureux
de la nuit. Ils s’éveillent, ils se lèvent, marchent. Un parfum de fleurs les
poursuit. Ils écorcheraient les murailles. Qu’attendent ils ? Ils ne font rien
qu’attendre. Attendre le miracle. Et regagnent sans lui ce linceul où l’amour
imite la mort ténébreuse, le drap lourd au plaisir qui n’a su se former.
Je songe à ce que le sommeil apparemment dissout. À ce renoncement du repos. Au
mensonge du dormeur. Son attitude résignée. Dissimulateur sublime. Il ne laisse
plus voir que son corps. C’est alors que vaincu il n’est plus que la voix de
cette chair défaite. Alors un grand frisson nocturne autour de cette chute enfin
va se propager. Se propage aux limites de l’ombre et de l’air. Atteint les lieux
troubles. S’étend au pays fébrile des esprits. Par delà les règnes naturels.
Dans les pacages damnés. Et quelque Démone aspirant cette nuit-là la brise des
maremmes, défait un peu son corsage infernal, aspire l’effluve humain, et secoue
ses nattes de feu. Ce qui sommeille au fond du tourbillon qui l’atteint, elle
l’imagine, et se démène. Elle fait au miroir de l’abîme sa toilette étrange de
fiancée. J’aime à me représenter ses ablutions lustrales. Ô pourpre de l’enfer,
quitte ce corps charmeur.
Je parlerai longuement des succubes.
De toutes les opinions qu’on se fait des succubes la plus ancienne rapporte que
ce sont vraiment des démons-femmes qui visitent les dormeurs. Et sans doute que
cela n’est pas sans réalité. J’en ai rencontrées qui portaient toutes les
marques de l’enfer. Ce sont alors de bien belles personnes, car elles ont le
choix de leur forme, et souvent elles n’éprouvent pas le besoin, même au point
de le quitter, de dévoiler à leur amant involontaire une origine que dans
l’abord elles se sont efforcées si bien de leur dissimuler. Mais parfois elles
ne résistent pas au plaisir d’une révélation soudaine, elles se transforment
dans les bras qu’elles ont sur elles-mêmes refermés, et leur victime éprouve
toute mêlée à un plaisir qu’elle ne regrette point encore l’horreur d’avoir cédé
au piège du démon. Soit qu’elles quittent soudain les traits fidèles et bien
connus qu’elles avaient empruntés à une maîtresse lointaine, et le rêveur trompé
s’accuse d’une tromperie qui l’accable. Soit qu’elles montrent une hideur, que
j’ai peine à croire l’apanage des esprits inférieurs. On découvre, par malice
particulière, un de ces attributs nés dans l’imagination des peintres qui leur
servait conventionnellement à évoquer le diable, et où les hommes croient
reconnaître l’ennemi du ciel (car ils ont fait le diable à leur image) : une
oreille velue, le pied fourchu, des cornes… Je me suis laissé dire que les
démones réservaient ces gentillesses aux garçons pieux qu’elles trouvent par
hasard dans les draps. Il n’est point rare que ce genre de mauvais ange
s’éprenne pour son malheur d’un homme dès lors hanté. La diablesse revient aussi
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⦿ souvent
qu’elle le peut retrouver son infortuné camarade. Elle l’opprime. Et l’on
prétend qu’elle peut en arriver à regretter son crime aussitôt qu’elle l’a
commis. On a vu des succubes constatant les ravages de leurs baisers, soulever
de leurs mains transparentes la tête pâle de leur favori, lisser lentement ses
cheveux, et faire retentir la nuit des soupirs déchirants de la fatalité. Mais
l’effet même de leurs transports amène les insatiables visiteuses à tempérer
leurs ardeurs. Elles restent plusieurs jours sans venir, elles laissent les
couleurs refleurir sur ce visage abattu. Puis quand le repos retrouvé
l’imprudent s’abandonne à l’ombre, et l’on entend de loin sa respiration
régulière, par la porte du rêve à nouveau les voilà. On a discuté sans fin du
moyen d’éviter les succubes. Il semble que rien, ni les reliques, ni les prières
que préconisent des charlatans revêtus de la fausse dignité d’un prétendu
sacerdoce, ni les méthodes chimériques du psychiâtre viennois, car ce n’est pas
la peine de considérer seulement celles de ses ennemis, ne mettent l’homme à
l’abri de ces consomptions oniriques. Cependant, au cas qu’il se reconnaît la
proie d’un démon toujours le même, et sans doute ceci n’est pas toujours facile
à dépister, car le démon rusé prend soin de revêtir des formes changeantes, à
moins que tombant dans le travers des mortels il veuille, l’insensé, voir
partager sa passion et tâche sous un aspect agréable d’inspirer la folie à ce
corps qui en est le principe, alors, m’a-t-on prétendu, le possédé a un moyen
désespéré non pas d’écarter d’un coup la succube, mais de la décevoir, et ainsi
peu à peu de la déshabituer de lui. C’est alors même que l’abstinence paraît de
rigueur au malade qu’il doit frénétiquement se jeter dans la débauche, de telle
façon que l’esprit nocturne le retrouve toujours sans force, et soit vaincu par
l’impuissance et la pitié. Cependant qu’il ne croie pas pouvoir user modérément
de cette thérapeutique : les succubes ont tant de procédés pour rendre sa
vigueur au plus faible, qu’il en est, qui sont des vampires, et qui réveillent
jusqu’aux morts. Si donc il use sa journée à de parcimonieuses luxures, il ne
sera pas sauvé pour la nuit qui vient. L’aube le retrouvera marri d’une
précaution inutile. Que l’homme en proie aux succubes baise, baise tant qu’il
peut. Et quand il est rendu, que sa compagne elle-même et il l’aura pourtant
choisie solide, et âpre au plaisir, ne pense plus pouvoir tirer de lui la plus
fallacieuse jouissance, qu’il en appelle enfin aux pharmacies pour retrouver des
forces qui se dissimulent. On lui dira qu’il se tue. Mais il continuera
patiemment ce régime, durant septante jours d’à filée.
L’antiquité, et toute l’histoire des Chrétiens, fourmillent en anecdotes où les
succubes sont nommées, ou peuvent, par un attentif commentateur, être décelées.
Il y a des traités spéciaux auxquels je renverrai le lecteur curieux. Mais dans
la diversité de ces histoires on voit que ces filles voluptueuses de l’enfer se
comportent de deux façons principales entre lesquelles on constate tous les
intermédiaires, qui trahissent en elles deux instincts opposés, deux goûts aussi
forts l’un que l’autre, et dont nous trouverions sans doute en nous
l’équivalence si nous savions nous interroger. Les unes, et ce sont les plus
nombreuses, on dirait que leur plaisir est de s’abattre sur les plus vertueux
des hommes. Et non point de ces vertueux, qui le sont moins par vertu que par
tempérament. Non : sur ceux-là mêmes pour qui la vertu est un perpétuel combat.
Qui se promènent tout le jour au sein même du vice et ne succombent pas à une
tentation, qu’ils s’avouent parfois ressentir. Puis patatras. Ils n’ont pas plus
tôt fermé les yeux que les voilà dans l’abomination jusqu’au cou. On prétend que
ce goût répond, chez la succube, à un calcul qui m’étonne un peu : elle
penserait trouver ainsi des amants dispos et solides, et se riant de leur chaste
combat ferait bon marché de leur pudeur sévère. Je ne crois pas que ce soit la
bonne explication. L’homme serait-il meilleur que la succube ? Or on ne le voit
jamais ainsi raisonnant. S’il apprend à ses femmes à baisser les yeux, à ne pas
coucher avec le premier venu si ça leur chante, il est faux que ce soit pour
profiter d’un amoncellement de désirs. Il leur enseigne ainsi la retenue au nom
d’un Dieu, qui pour n’être pas toujours le même, n’en attache pas moins toujours
ses premiers soins au contrôle soigneux des coucheries humaines.
L’autre espèce de démones préfère aux hommes chastes les roués. Ce sont des
raffinées, qui ne tiennent pas tant à la qualité du plaisir qu’à la subtilité de
ses modes. L’hypothétique même de la réussite lui confère pour leur cœur un
attrait plus grand. Elles savent prendre leur parti d’un déboire. Il n’est pas
rare qu’elles quittent au petit matin une couche qui ne les a pas vues
heureuses. Qu’importe ! Elles aiment avant tout le commerce d’un corps qui a le
sens supérieur de l’amour, et pas n’est besoin qu’il leur procure ses
satisfactions grossières. Elles ont peu d’estime pour les marques du
tempérament. Outre que chacun sait au reste, qu’il y a plus souvent plus grand
désappointement avec un homme qui vit dans l’oubli de la volupté, qu’avec un
autre qui en semble épuisé, et rendu. Ainsi nous éprouvons une aise véritable à
rencontrer de ces femmes qui ont mené toute leur vie dans l’exercice des baisers
et qui sont pour ainsi dire, en même temps, qu’un peu défaites, toutes refaites
par l’amour, et moins que d’autres à la merci du temps ; toute leur chair est
intelligence, elles ont la conduite du plaisir, elles nous y retiennent. Rien en
elles ne fatigue, rien n’obsède. Elles savent, voyez-vous bien, ce que c’est.
Ainsi les succubes dont je parle apprécient chez les dormeurs une sorte
d’esprit, de fornication, qui passe pour elles en tout sens les qualités de
l’ardeur, et celles, plus méprisables encore, de la vertu. Je ne donnerai pas à
ceux qu’elles comblent de leurs faveurs le conseil de la débauche Page 12
⦿forcenée que j’avais quelque contentement à transmettre aux timides amis de
nos premières démones. On voit bien qu’avec les secondes il ne leur servirait de
rien. J’imagine aussi que ces héros de l’alcôve n’ont aucun désir d’écarter de
leur sommeil une obsession qui les flatte, et qui ranime en eux cela même
pourquoi ils ont tant de complaisance. Ils ont perdu cette mentalité puérile et
utilitaire que l’on voit aux faux Don Juans de nos jours. Ils ne craignent pas
comme eux que quelque chose soit distrait de leur pouvoir. Ils ont assez le goût
du plaisir, et la sagesse de cet entraînement, pour le saluer d’une humeur
égale, d’où qu’il leur vienne. Ils ne songent point à cette épargne de leur feu,
qui n’est pas tant le propre des amoureux véritables, que des vaniteux ou des
ambitieux qui veulent surtout étaler leurs prouesses et en tirer quelque fruit
qui n’est point le seul plaisir. Quand éveillés soudain par la vivacité de leurs
sensations ils constatent leur solitude, ils ne se répandent pas en jurons, en
expressions vulgaires et basses, comme font ceux qui avaient misé sur une
réserve de vigueur une modification de leur sort. Ils vaquent au soin de leur
corps avec cette équanimité qui caractérise l’élévation du cœur. Ils remercient,
ce faisant, la nuit finissante, qui leur fut propice. Ils pensent à l’impalpable
maîtresse qui les quitta, et tâchent de n’en point oublier les traits fugitifs.
Puis attendent l’heure où les convenances permettront qu’ils apprennent à
quelque amie qu’ils ont, et parfois que vraiment ils aiment, les événements qui
n’ont eu pour complices que les ténèbres, et non pas l’égarement de leur
volonté.
Cependant les auteurs modernes, je veux dire depuis quelques siècles, ont observé
la fréquence des femmes laides parmi les succubes. Cela n’était pas d’abord pour
éveiller l’attention des savants, dans l’état que se trouvait l’étude de la
démonialité. On croyait alors communément que les sorcières n’étaient pas
d’essence différente des démons. On disait donc que des sorcières pouvaient
ainsi être succubes. Mais nos idées ont bien changé depuis que nous avons plus
sérieusement étudié les sorcières. Celles ci appartiennent indubitablement à
l’espèce humaine. Dès lors, pourquoi considérerait-on les succubes laides comme
sorcières, plutôt que femmes ? Si elles sont femmes, on conçoit qu’elles n’aient
pas le pouvoir de tromper la nature par la beauté d’une forme élue, et plus
elles sont laides, mieux on comprend que leur soit nécessaire de recourir au
succubat pour satisfaire l’excès d’un emportement que leur aspect malheureux ne
sait point servir. Ceci ne signifie pas nécessairement que les succubes-femmes
sont toujours laides. Mais, au dire des connaisseurs, et dans la mesure où l’on
nous permettra de faire appel à nos souvenirs, suivant notre faible expérience
personnelle, c’est pure exception qu’une très belle personne, qui peut par les
voies ordinaires se procurer des amants sérieux et agréables en vienne à courir
ainsi clandestinement les alcôves par une voie qui suppose quelque damnable
accointance. Je le regrette. J’ai pensé même, en exposant d’une façon un peu
didactique un sujet que les hommes gardent généralement pour la confidence
l’intimité, engager certaines personnes de ma connaissance, que je trouve
extrêmement belles et bien faites, à prendre quelque curiosité de mœurs qui leur
sont étrangères. Et je ne désespère pas, cette idée faisant sans moi son chemin,
de les voir débarquer quelque nuit dans mes rêves, avec cet éclat naturel,
auquel j’ai toujours pris plaisir. Si parfois il se rencontre une beauté
reconnue, qui par ce chemin singulier hante des hommes qui ne lui refuseraient
certes pas un autre commerce, on peut presque toujours affirmer qu’elle présente
dans le secret de son cœur quelque anomalie bien à plaindre, un amour malheureux
ou le souvenir d’un crime ancien. Ce sont de troublantes rencontres, si, dans le
puits du sommeil, vous avez gardé comme une étoile ce qu’il faut de conscience à
un homme pour éprouver l’enivrante majesté du malheur. Mais il est peu donné, le
plaisir de cette magique étreinte. Les succubes humaines sont le plus souvent
marquées du sceau magistral de la hideur.
Il y a, partant, dans leur amour un principe qu'on ne trouve pas avec les
démones. Avec
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le dormeur s’abandonne, il croit les poursuivre, il n’arrive pas qu’il les fuie.
Il pense assurément que c’est lui qui désire. Mais il n’en va point ainsi de
celles-là. Ce sont elles qui s’avancent dans la nuit à pas redoutables. D’abord
il ne les distingue pas des autres éléments du songe. Elles prennent corps. Leur
laideur d’abord le saisit. Il ne croit pas qu’il soit question de se confier à
ces monstres. Il est surpris de leur familiarité. Il est vrai que ces dames ont
des façons précises d’indiquer le but de leur démarche. Elles ne prennent point
le temps de parler. Il y a dans cette approche muette, ensemble avec ce qui
porte à les fuir, une grande puissance animale, qui fait que l’on s’étonne de
soi-même, qu’on craint par avance une défaite par un mouvement de la chair
préludée, et c’est en vain qu’on cherche à détourner de cette bestialité qui
s’impose une attention déjà captée, et par tous les détours amenée à son objet
principal. Il semble que l’horreur d’un accouplement si bizarre en rende moins
évitable la voluptueuse issue. Il n’y a pas un détail du visage, du corps, qui
nous soit pardonné. Ce sont des femmes très mal, très vulgaires. Mais des femmes
qui ne badinent point avec l’amour. Il faudra en passer par où elles veulent. On
s’en rend compte, on en est accablé. Mais que faire ? S’écarter, ou quelque
incompréhensible, et malheureusement parcellaire, paralysie, nous en retient ;
ou c’est peine perdue, car le désir redouble à mesure qu’on s’éloigne. Il arrive
qu’on s’avoue trouver un extraordinaire attrait dans la laideur. Il arrive qu’on
éprouve moins de honte qu’on n’aurait cru, à une conjonction telle. Il arrive
même, mais oui, qu’on tremble de devancer cette conjonction, dans le trouble
d’une aventure si neuve. Il arrive que le plaisir souffle où il veut.
J’aimerais à décrire la diversité des succubes, je veux dire de cette dernière
espèce que je disais. Car pour les autres on les trouvera fidèlement peintes
dans tous les keapsakes romantiques, et ce sont les filles de
Raphaël ou de Walter Scott. Mais
j’y userais ma vie, et comme les portraits pourraient leur paraître méchants,
qui sait si ces délicates furies ne me puniraient pas de quelque sortilège ?
Cependant elles se rient le plus souvent des appréciations des hommes. Elles
sont accoutumées à ces grimaces du réveil. Elles ne les trouvent pas
insultantes. Certaines, même, doivent s’enorgueillir de leur laideur. Comme sous
certains climats, à ce que m’ont conté les voyageurs, les sauvages font de la
barbe et des moustaches, qui sont une honte pour les peuples civilisés.
J’ai toujours été curieux de les reconnaître dans l’existence, et j’aurais aimé
que quelque signe de certitude me permît dans le va-et-vient des villes de
distinguer ces femmes vouées aux caresses ténébreuses. Je ne le puis. Je le
regrette. Mais plusieurs fois de fortes présomptions, que sont venues fortifier
d’étranges confidences, m’ont permis de soupçonner une succube, là où le
vulgaire ne voyait qu’une femme assez vilaine, et pour le reste occupée d’une
situation sociale, d’une industrie ou de quelque souci spirituel, peu
conciliable en apparence avec les déportements du succubat. Cela m’attire. Je
fréquente beaucoup de femmes laides, à cause de cette curiosité que j’en ai. Je
dois même avouer qu’on trouverait là le point de départ de certains
entraînements qui déconcertèrent plusieurs fois mes amis, et qui leur donnèrent
à penser que je devenais fou, perverti, que sais-je ? mille mots dans le langage
humain traduisent un écart de jugement amoureux, qui me semble pourtant en soi
justifiable. Je ne rapporte tout ceci que pour illustrer mes propos, dans un
sentiment tout à fait désintéressé, et, pour ainsi dire scientifique, et non
point pour excuser quelques relations sans éclat, qui m’ont fait du tort auprès
du monde. Encore moins pour m’en vanter. Je crois cependant qu’il serait
humainement profitable que quelques esprits critiques, comme moi, disent une
bonne fois ce qu’ils savent d’un sujet partout si mal traité, avec des
descriptions exactes, les noms, les dates, tout le détail de l’affaire. On
comparerait alors de si précieux renseignements. Et il ne semble pas possible
qu’aucune vérité ne s’en dégage. On saurait peut-être enfin ce qui distingue les
succubes des autres femmes, ce qui permet de les reconnaître en plein jour. Il y
aurait là une notion bien commode, et dont on voit sans que je m’étende les
heureuses conséquences pour un esprit porté au plaisir. Outre que cela nous
délivrerait probablement de pas mal de moralistes qui se verraient soudain trop
démentis par l’expérience pour poursuivre plus longtemps ces thèses
insoutenables qui nous empoisonnent la vie. Nos vices paraîtraient soudain
innocents à côté de certaines vertus. Et plusieurs personnes insignifiantes
retrouveraient soudain ce mystère auquel il est juste qu’elles aient part et que
nous avons la parcimonie de leur refuser parce qu’elles sont laides, et que nous
les croyons sottement et tranquillement sottes et tranquilles. Je me réjouis de
songer que je vais sans doute provoquer par mes paroles une telle transformation
des mœurs. Puisse ce discours la hâtant glorifier à la fois les succubes et
contribuer à leur connaissance. Puisse-t-il aussi confondre les cafards qui ne
rêvent point de l’amour, et prétendent garder le leur pour des prouesses !
Comme si on faisait ce qu’on veut de son corps !
Louis Aragon