La Collection
Accueil > Œuvres > [Comme je vous le disais ...][Comme je vous le disais ...]
Lettre datée du 18 juillet 1921
Auteur
Auteur André BretonPersonnes citées Georges Braque, André Derain, André Derain, Daniel-Henry Kahnweiler, Henri Laurens, Malebranche, Guillaume Apollinaire, Marcel DuchampDestinataire Jacques Doucet
Descriptif
Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, le 18 juillet 1921.
Transcription
Paris le 18 juillet 1921
Bien cher Monsieur,
comme je vous le disais l’autre jour, à l’exception de la lettre personnelle ci-jointe, le courrier que j’ai eu l’occasion de dépouiller à votre place ne comprenait que trois factures (N.R.F., Tablettes, Kahnweiler) pour lesquelles j’ai agi selon vos ordres ; une lettre de remerciements de Laurens ; une offre de rosiers ; quelques invitations à des conférences et des spectacles, enfin des périodiques. Rien, par conséquent, qui pût m’embarrasser. En fait de proposition de livres ou d’objets d’art, je n’ai été saisi que de la suivante, émanant de Kahnweiler : « Je profite de l’occasion pour vous demander si vous êtres toujours désireux d’acquérir le petit bas-relief en terre cuite peinte de Laurens (Le Boxeur) que vous aviez fait mettre de côté il y a quelque temps, ou si, au contraire, il ne vous intéresse plus. » La même lettre signale encore la prochaine arrivée rue d’Astorg d’une « très importante Nature morte » de Derain, et de nouveaux Braque. Ces toiles ne me sont pas inconnues, puisque j’ai fait visite aux deux peintres il y a peu de temps. Je vous avais, Monsieur, exposé de vivre voix mon sentiment sur la manière actuelle de Braque. À lui comme à presque tous les artistes de sa génération, vous savez qu’en mon for intérieur je reproche de viser aujourd’hui à un charme facile, comme si la grâce n’était pas le plus grand danger qu’ils puissent courir. Je me défie toujours de ces bleus trop tendres et de ces blancs brouillés qui, dans les dernières œuvres de Braque, nous sollicitent peut-être un peu vulgairement. Comme j’en faisais l’observation, avouant ma préférence pour les grisailles anciennes, faisant l’éloge de la gravité, de l’austérité des peintures d’avant‑guerre, Braque me dit que, sans les renier, il estimait que ses œuvres d’alors comportaient une part de sacrifice qu’il n’hésite pas à bannir aujourd’hui où il croit être en possession de tous ses moyens. Je fais toute réserve sur la valeur d’un tel argument, purement subjectif. En ce qui me concerne, je tiens pour de la vanité le sentiment de posséder quelque chose, et surtout de se posséder soi-même. Aussi imposerais-je à l’artiste le sacrifice à perpétuité. Braque, comme tous ceux qui partagent sa conception, m’objecte que le charme extérieur, la grâce, ne sont pas forcément de mauvais augure et qu’une œuvre qui en est pourvue au second chef, une œuvre qui dégage ce charme sans qu’on l’y ait mis, est meilleure qu’une autre. Cela, je ne ferais aucune peine à l’admettre ; malheureusement j’estime que, dans le cas qui nous occupe, le peintre s’en est soucié plus ou moins. Il en va, à notre époque, de ce charme comme il en va du lyrisme. On prétend discerner la sensibilité au tremblement de la ligne, l’enthousiasme à la grandeur de l’objet. Si grossiers que soient de tels éléments d’appréciation, il est indéniable qu’ils nous conduisent guident mènent presque tous. Et la réaction n’est pas moins grave : académisme, géométrie. Sans doute, à l’heure actuelle, l’équilibre n’est-il pas trouvé. Braque reste pour moi un homme qui a eu d’admirables velléités : il a cherché à faire des tableaux avec lesquels on puisse passer la vie. Il a tenté de nous dégager des symboles, ce qui est peut-être le point de départ d’une bonne hygiène mentale. Le bleu est profond, dit-on, ou bien : le rouge avance, et cela parce qu’on pense au ciel, et au sang. Assurément ces valeurs existent, mais on a tort de les croire primordiales. Je me rappelle aussi le désir exprimé par Braque, et qui donne la mesure de ces aspirations : Il faut qu’on puisse transporter sa toile dans un champ de blé, par exemple, et, là, qu’elle continue à vivre en plein midi, au soir tombant. Rien ne m’émeut plus que l’idée de cette confrontation. Où je ne le suis pas, c’est quand il s’élève contre la nouveauté, la surprise. Elles sont, dit-il, de courte durée, (ce qui est un médiocre critérium). À cet égard Braque est peut-être assez indigent. Rien, dans son atelier, ne reflète l’immense appétit d’un Derain, par exemple. (Je dis : appétit, à tout hasard, et parce qu’aucun mot ne serait moins juste que : curiosité.) Je n’y vois rien de remarquable que la blancheur « éclatante » du mur, l’inscription « Un Jour viendra » en belles capitales près de la fenêtre (une vue magnifique), le Cheval, masque inspiré du nègre, composé d’une feuille de papier blanc fixée au mur dans laquelle sont plantés deux bouchons pour les yeux et une pliure de papier noir pour le nez. Les rênes, les mors sont peints sur le mur. C’est assez plaisant, mais pourquoi Braque en fait-il si grand cas ? Il a fait réserver l’emplacement quand on a repeint le mur ; le dessin s’encadre ainsi d’une tache grise. Je ne vois rien de plus, qu’un loup grenat et un masque de cocote modèle ancien. Cette atmosphère n’est pas indifférente. J’estime qu’elle en dit long sur la mentalité de l’homme ; elle me l’éclaire même avec une netteté parfaite. Et pour corroborer mon sentiment, je n’ai plus qu’à me souvenir de l’affirmation d’Apollinaire, lequel me jurait que depuis dix ans qu’il connaissait Braque, il ne l’avait jamais vu lire qu’un seul livre : La Recherche de la Vérité, de Malebranche.
J’espère, Monsieur, que ces considérations ne vous ont pas trop ennuyé. Pour ne pas abuser de votre attention, je remets à un jour très prochain la continuation de cette lettre. Il y sera longuement question de Derain, comme je vous l’ai fait prévoir. Je vous parlerai ensuite de Marcel Duchamp.
J’ai bien reçu votre lettre recommandée et je vous remercie de tout cœur. Croyez‑ moi, cher Monsieur, très affectueusement à vous.
André Breton.
Bibliographie
André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 98-101.
Librairie Gallimard
Date de création | 18/07/1921 |
Adresse de destination | |
Notes bibliographiques |
Trois pages sur deux feuillets 27 × 21 cm, papier teinté, en-tête imprimé à l’adresse du domicile de Jacques Doucet : 46, AVENUE DU BOIS DE BOULOGNE. Encre violette.
|
Lieu d'origine | |
Bibliothèque | BLJD 7210-13 |
Dimensions | 21,00 x 27,00 cm |
Crédit | © Aube Breton, Gallimard 2016 |
Mots-clés | correspondance, lettre |
Catégories | Correspondance, Lettres d'André Breton |
Série | [Correspondance] Lettres à Jacques Doucet |
Lien permanent | https://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101001005 |