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Descriptif

Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, datée du 16 juillet 1921.

 

Transcription

Paris, le 16 juillet 1921

Bien cher Monsieur,

m’autorisez-vous à souhaiter votre retour ? Ces entretiens de chaque matin m’étaient devenus chers. Si je me trouve un peu en retard pour vous écrire, c’est qu’en les poursuivant ainsi, nos conversations perdront de leur relief. De plus, à mesure que vous avançons dans l’été, le petit carré d’hommes qui nous occupe s’éparpille. La chaleur fait le reste.

Je vais, un peu égoïstement, commencer par vous parler de moi, vous avez bien voulu m’y inviter. Depuis que vous avez quitté Paris, j’ai eu à deux reprises l’occasion de me rencontrer avec ma future « belle-famille », une première fois au théâtre de la Chauve-souris, dont le spectacle est bien ce qu’il y a de plus ennuyeux au monde, une seconde fois avenue Niel, à son domicile, à l’heure du dîner. J’ai été accueilli avec une sorte d’obligeance froide que je redoute particulièrement. J’emportai même de la Chauve-souris l’impression d’un obstacle insurmontable, en raison de mon peu de souplesse et de mon impuissance à me tenir dans la banalité. Cette impression s’est poursuivie atténuée depuis. Inutile de vous dire, Monsieur, qu’il ne fut question de part et d’autre que de faire connaissance quoique, à la vérité, es détails pratiques semblent passer au premier rang des préoccupations dans cette maison. Le plus extraordinaire est qu’en présence de telles gens, je perds rapidement courage, moi qui en certaines circonstances, suis capable de beaucoup affronter. Comme j’envie, Monsieur, de posséder un esprit trempé comme le vôtre à la fois pour la vie extérieure et pour l’autre ! C’est à cela sans doute que vous devez de dégager une si grande force. Moi, il ne faudrait pas me laisser longtemps en présence de ce en quoi on aime voir généralement la réalité. J’y perds pied d’une façon singulière et je ne suis plus conscient que de cette insuffisance. M. et Mme Kahn sont depuis quelques jours en province mais ils doivent rentrer demain. Il y a longtemps que mon amie souhaite de vous être présentée. Elle devait venir rue Piccini le jour de votre départ mais ce jour-là, si vous vous souvenez, vous n’avez fait que passer. Rien ne m’est si précieux, Monsieur, que l’intérêt que vous portez à mon mariage. Je vous sais un gré infini de me l’avoir témoigné et, vous seul, ce mariage, de l’avoir rendu possible. Sans cela, je me perdrais dans un regret plus stérile que tout le reste. Cet état de doute est malheureusement trop excitant pour admettre autre chose à côté. C’est à lui que je dois d’avoir peu produit cette année et ce n’est pas la moindre raison qui me fait désirer qu’il cesse. On ne sait jusqu’à quel point de telles expériences sont fructueuses. L’amour ne m’a pas été très indulgent jusqu’ici. L’année dernière, une femme qui pensait avoir à se plaindre de moi s’est introduite dans ma chambre en mon absence et a fait un saccage de tout ce qui s’y trouvait. Un tas de cendres dans lequel je n’eus qu’à mettre les mains à mon retour, c’étaient tant de souvenirs, des lettres, des dessins, des livres ! Il y avait ainsi deux Derain, trois Marie Laurencin, un Modigliani, des volumes d’Apollinaire dédicacés, des Vaché auxquels je tenais comme à la prunelle de mes yeux. J’ai mis longtemps à m’en remettre. Et j’ai connu d’autres conclusions presque aussi dramatiques. Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi j’éprouve le besoin de vous parler de cela.

Je vous envoie aujourd’hui ce simple petit mot afin que vous ne vous impatientiez pas et pour vous assurer de ma grande et fidèle affection. Je fais, ce qui n’est pas compliqué jusqu’ici, le nécessaire pour votre courrier et vous en entretiendrai demain par le détail. J’ai vu Derain à plusieurs reprises et serai heureux de vous rapporter l’essentiel de notre conversation qui m’a semblé plus importante qu’à l’ordinaire. Le journal de Picabia n’a pas encore vu le jour mais une note parue dans l’Esprit Nouveau sous sa signature va sans doute nous obliger, Louis Aragon, Soupault et moi à une longue réponse. Tzara et Soupault vont quitter Paris, peut-être définitivement. « Proverbe », la revue d’Éluard, reparaît. Je ferais peut-être bien de vous l’envoyer, mais j’ignore quelle sorte de repos vous désirez prendre. Je me plais à vous imaginer à Quimper, une des villes que j’aime le mieux. Je vous prie, Monsieur, de mettre mes hommages aux pieds de Madame Doucet et d’agréer l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

André Breton.

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 95-98.

 

Librairie Gallimard

Date de création16/07/1921
Adresse de destination
Notes bibliographiques

Deux pages sur un feuillet 27 × 21 cm, papier teinté. En-tête imprimé à l’adresse du domicile de Jacques Doucet : 46, AVENUE DU BOIS DE BOULOGNE. Encre bleue et noire.

 

Languesfrançais
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-12

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101001004
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