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Lettre datée du 3 mars 1921
Auteur
Auteur André BretonPersonnes citées Arthur Cravan, André Gide, Man Ray, Jacques Vaché, Paul Valéry, Oscar Wilde, Guillaume Apollinaire, Jean ou Hans Arp, Max ErnstDestinataire Jacques Doucet
Descriptif
Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, sans adresse, le 3 mars 1921.
Transcription
Jeudi 3 mars 1921
Monsieur,
j’hésitais comme je vous l’ai dit à vous écrire, pendant que vous étiez encore sous le coup d’un douloureux événement et que mon affection, cependant de plus en plus vive, ne pourrait vous être d’aucun secours. De notre dernière conversation, j’ai gardé le souvenir d’une telle fermeté et d’un si haut pouvoir d’abstraction que je ne crains plus d’être indiscret.
Littérature publiera dans son prochain numéro une sorte de tableau d’honneur qui vous surprendra peut-être et au sujet duquel je crois vous devoir quelques explications. Pour un certain nombre de personnages célèbres et de contemporains, nous avons établi une échelle de notes allant de – 25 à + 20 (– 25 exprimant la désapprobation complète, 0 l’indifférence absolue, 20 l’extrême sympathie). Je sais ce qu’un tel procédé peut avoir de choquant mais le tableau ainsi constitué en dira, je crois, plus long sur l’esprit de Littérature qu’une série d’articles critiques de ses différents collaborateurs. Il aura l’avantage de nous situer très exactement et même de montrer de quoi nous procédons, à quoi nous nous rattachons, à la fois ce qui nous lie et ce qui nous sépare.
Dada se prépare à sortir de l’inaction dans laquelle l’avait plongé le festival de la salle Gaveau. À la suite de cette manifestation, en effet, plusieurs d’entre nous (dont j’étais) estimant que Dada ne se renouvelait plus assez et que la succession rapide d’actes trop semblables allait aboutir à la formation d’un style, chose anti-dada par excellence, décidèrent qu’ils ne se montreraient plus en public d’ici quelque temps. Aussi, depuis huit mois, avons-nous fait très peu parler de nous. Le moment nous semble venu de reparaître et nous avons concerté un programme. Le grand album Dadaglobe, édité par la Sirène, verra bientôt le jour. Je n’ai pas l’impression qu’il révélera beaucoup d’idées nouvelles. La surprise y sera, je pense, la partie photographique (Man Ray, Arp, Ernst). On verra par là que la poésie qu’un texte dada est susceptible d’illustrations qui le serrent de très près, illustrations troublantes et parfaitement jolies, extrêmement curieuses sous le rapport de l’anecdote. Celle-ci, répudiée par le cubisme, va sans doute revenir à la mode. Il semble même qu’un grand effort ait porté sur elle. D’où la formation d’un pittoresque nouveau, dont a priori il est impossible de se faire une idée. Il me semble, Monsieur, que vous aimeriez posséder une chose de cet ordre, pendant qu’elle est encore très nouvelle ; c’est pourquoi je m’empresse de vous la signaler. Littérature publiera dans son numéro d’avril la reproduction d’une « aérographie », et d’un « relief tricoté » par Max Ernst. Par ailleurs, « Dadaglobe » contiendra peu de manifestes, un grand nombre de poèmes, récits, une pièce de théâtre, des articles critiques. Après la publication de ce volume, il sera impossible de contester à Dada sa valeur artistique. Je suis persuadé que l’on s’accordera à y voir des réalisations. Ce qui s’y trouvera de plus faible, à mon sens, sera l’apport en idées générales (tout est implicitement contenu dans le manifeste de Dada III et les vingt-trois manifestes de Littérature) et l’intensité de vie. Il est certain que l’on pouvait attendre mieux de nous, à ce point de vue, que des exposants de la rue de la Baume et que nous n’avons pas tenu toutes nos promesses. C’est pourquoi nous jugeons opportun de sortir à nouveau du papier, voir des scènes de théâtre et des expositions de peinture. Tout le côté public de Dada, qui a ses inconvénients, est légitimé par ce devoir de cure. Nous avons projeté une manifestation Dada sur l’amour que nous allons sans doute organiser par souscription. Nous entreprenons en même temps une série de visites à travers Paris dont le plan n’est pas encore bien arrêté (visite à Saint-Julien-le-Pauvre, visite au Musée du Louvre, visite-excursion à une forêt des environs de Paris dans les premiers jours du printemps, etc.) Toutes ces idées, émises avant-hier par moi, ont été approuvées à l’unanimité. Vous devez, Monsieur, les juger singulières mais cela tient à la conception ultra-aristocratique que l’on a de nos jours de l’art et de la vie intellectuelle. Dada s’efforce d’abolir ce privilège et de sortir de la tour d’ivoire.
Je ne vous ai pas encore envoyé les deux livres d’Apollinaire qu’il n’est possible de se procurer que le samedi. Je viens de lire l’ouvrage de Fabre sur Einstein, qui est le développement de son article paru l’été dernier dans la Revue universelle. C’est d’un médiocre intérêt. Exposé de grande vulgarisation, style désuet, démarquage de M. Paul Valéry, il n’y a rien là qui vaille la lecture. En attendant la traduction de l’étude anglaise, le mieux est de se documenter sur Einstein au moyen de l’étude du Journal de Psychologie. On peut lire aussi la note de Valéry parue l’an dernier dans la N.R.F.
Dans un tout autre ordre d’idées, je me demande, Monsieur, si vous connaissez une petite revue intitulée « Maintenant » que dirigeait avant la guerre Arthur Cravan, mort depuis. Je pense que le rôle de cette publication est loin d’être indifférent. Cinq numéros seulement ont paru, contenant un article extrêmement vivant sur le salon des Indépendants de 1914, le récit d’une visite à André Gide, de curieuses réclames, des poèmes et des souvenirs sur Oscar Wilde. J’estime que cette cinquantaine de pages mérite une place dans une bibliothèque au même titre que les Soirées de Paris qu’elles devancèrent à l’époque. Arthur Cravan vendait « Maintenant » dans Paris. Il la criait dans les rues en poussant une charrette de marchand des quatre saisons sur laquelle il avait chargé les exemplaires. Je possède la petite collection que je suis prêt à vous communiquer, Monsieur, si cela vous intéresse. Une des pensées les plus modernes s’y donne libre cours ; c’est un des témoignages les plus nets de l’état d’esprit qui précéda Dada. Jacques Vaché avait connu par moi « Maintenant » qui l’amusait beaucoup. Je serai toujours très heureux, Monsieur, chaque fois que vous m’accorderez quelques instants d’entretien avec vous.
Je vous prie de croire à l’assurance de mon profond respect.
André Breton
Bibliographie
André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 86-90.
Librairie Gallimard
Date de création | 03/03/1921 |
Notes bibliographiques |
Sept pages 18 × 13,5 cm, chiffrées de I à VII, sur deux feuillets 27 × 18 cm pliés, papier bleu. Encre bleue.
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Langues | français |
Bibliothèque | |
Dimensions | 18,00 x 27,00 cm |
Crédit | © Aube Breton, Gallimard 2016 |
Mots-clés | correspondance, Dada, lettre, Revue "Dada", Revue "Littérature" |
Catégories | Correspondance, Lettres d'André Breton |
Série | [Correspondance] Lettres à Jacques Doucet, [Revue] Dada |
Lien permanent | https://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101001001 |