Descriptif

Lettre d'André Breton à Simone Kahn, datée du 14 février 1925.

 

Transcription

14 février 1925

Très bien, mon chéri, justement j’ai rendez-­vous lundi avec Doucet au sujet du Chirico et je vais tenir bon. Grâce à toi ! Tu sais que c’est une de mes grandes causes de désespoir de m’être laissé manœuvrer impunément par ce personnage comme par aucun autre et je t’assure que cette fois… Crois-­tu qu’il s’est encore opposé à ce que j’inaugure, comme Aragon le proposait, cette collection si inutile ? On dirait, paraît-­il, « oui, c’est la collection de Breton, encore le surréalisme ». Et comme cette vieille canaille n’a d’autre idée que de ruiner ce qui m’importe au monde… Ce sera donc Artaud qui commencera, moi qui suivrai, et de la sorte il n’aura rien à y gagner. Il va sans dire que j’enverrais tout promener si la publication d’un livre de Péret, par exemple, n’était en balance. Mais quel voyou et quel mufle !

Quand tu m’écris il me semble que je sais tout ou presque tout ce que je veux savoir. De l’irrésolution absolue à la certitude, il y a toi, ma petite Simone, et il n’y a que toi. Tu le sais.

Artaud est revenu et je l’ai un peu vu hier après-­midi rue de Grenelle. Il était très fatigué. Nous devons parler un peu plus ce soir, où viendront aussi rue Fontaine Masson, Leiris et Jouhandeau. Hier il y avait Leiris et Desnos. J’ai pu avoir avec ce dernier une conversation un peu plus précise qu’à l’ordinaire, et je me suis assuré une fois de plus que j’avais encore pour lui une grande faiblesse ou, si l’on préfère, avec lui les seuls véritables points de contact que je me connaisse avec un ami. Je crois que les autres me mangent Desnos, et que je suis mangé pour lui par les autres, ce qui est absurde et honteux. Quel dommage que je ne l’aime plus autant. Il n’y a de grandeur réelle peut-­être qu’en lui et les autres devraient rester ce qu’ils sont : des servants. Je suis peut-­être seul à m’entendre. Il est la proie, je l’admets, de tics d’esprit très graves, et moi je le suis sans doute aussi, mais cela n’arrive pas à me dissimuler le caractère profondément grave pour moi de son existence et à me faire de même disparaître à ses yeux. Sa lucidité est la seule qui vaille la mienne, dans les rares moments où nous soyons lucides.

Dire aussi que je n’en penserai plus demain un traître mot ! Un traître mot.

Je traverse une période de confusion invraisemblable. Il pleut, du reste, presque tout le temps, et voilà même qu’il grêle.

Je t’ai adressé hier quelques revues. Ma petite chicorée noire, je pense bien que je me rappelle. Soumettre des textes surréalistes à l’examen psychanalytique, ce serait en effet une idée mais quel résultat en attendre ? (Les médecins sont si bêtes.) Naville a vu hier soir René Guénon pour l’intéresser à notre action anti-­occidentale mais cela n’a rien donné. À qui la faute ?

Oui, je vois assez souvent Madame Meyer et ce n’est pas ce que je fais de mieux, je te l’avoue, cette femme est inutilement belle et je ne la comprends pas. Le comprend-­elle ? Je la connais moins qu’au premier jour. Et puis cette Madame Jantien me déteste tant. Et tout ce monde absurde.

Ma petite Simone bien-aimée, je pense à toi comme à la lumière. Et il n’y a pas que dans tes rêves que tu me sauves la vie.

A.

 

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Simone Kahn, ed. Jean-Michel Goutier, coll. « Blanche », Gallimard, Paris, 2016, p. 242-244.

Librairie Gallimard

Date de création	14/02/1925
Date du cachet de la Poste	14/02/1925
Adresse de destination	Grands Jardins, Chamonix
Langues	français
Crédit	© Successions André Breton, Simone Kahn et éditions Gallimard
Référence	0123466
Mots-clés	correspondance, lettre, revue "la révolution surréaliste"
Catégories	Correspondance, Lettres d'André Breton
Série	[Correspondance] Lettres à Simone Kahn
Lien permanent	https://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101001879