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Lettre datée de Paris, le 30 septembre 1947
Auteur
Auteur André BretonPersonnes citées Louis Aragon, Albert Camus, Charles Fourier, Charles de Gaulle, André Malraux, Aimé Patri, Revue Fontaine, Denis de Rougemont, Jean-Paul Sartre, Georges Bataille, Georges Bataille, Malcolm de Chazal, Max-Pol Fouchet, Jacques Gengoux, Alfred Jarry, Henri Matisse, Jean Paulhan, Pablo PicassoDestinataire Alexis Léger, dit Saint-John Perse
Descriptif
Lettre d'André Breton à Saint-John Perse, datée de Paris le 30 septembre 1947, et adressée à Washington.
Transcription
Paris, 30 septembre 1947
Très Cher ALexis Léger,
Votre lettre m’émeut profondément. Le jour même où elle me parvenait, je venais encore de songer à vous devant l’annonce d’un essai intitulé Saint-John Perse, poète de gloire à paraître dans un prochain numéro de Critique. Cette revue, que dirige Georges Bataille, est des seules qui méritent d’être suivies de vous et je me suis réjoui que le texte promis porte la signature de Justin Saget, qui vient par ailleurs de publier de très remarquables pages sur Jarry (en postface à un poème très hermétique, L’Autre Alceste, enfoui dans La Revue blanche de 1896 et en commentaire aux Jours et les Nuits, dans le dernier numéro (61) de Fontaine). Saget me paraît être le jeune critique le plus pénétrant d’aujourd’hui et il est juste que ce soit lui qui se montre préoccupé de vous. Je commence par vous dire cela tant j’ai hâte de dissiper l’idée que vous pouvez avoir que vos œuvres ont perdu de leur écho, quand c’est objectivement le contraire qui est vrai.
J’écris à Paulhan pour lui demander, s’il est temps encore, de me réserver cet exemplaire de Vents auquel votre lettre me fait encore attacher plus grand prix. On m’a, naturellement, dépouillé pendant la guerre d’un certain nombre d’ouvrages que je ne regrette pas tous mais, parmi ceux dont j’ai vraiment couru constater la perte, figurent malheureusement Éloges (ce n’était pas l’originale) et un grand papier d’Anabase entre les pages duquel j’avais glissé une lettre à laquelle je tenais tant, et que vous m’aviez écrite en 1923. Vous n’avez jamais écrit que pour appeler la ferveur : soyez sûr que celle‑ci survit, sans doute plus rare mais d’autant plus jalouse, aux temps que nous traversons.
Ces temps n’en semblent pas moins de plus en plus mauvais et bien dérisoires apparaissent, à certaines heures les efforts des hommes, très isolés, qui voudraient empêcher que le monde se scinde en deux blocs, que leur heurt précipitera en quelle poussière. À cet égard il faut bien reconnaître qu’ici la situation empire chaque jour et que la passion partisane rend l’immense majorité de plus en plus indifférente à l’avenir humain, considéré dans sa réalité. Les uns s’hypnotisent sur les dangers que l’expansion américaine fait courir aux valeurs traditionnelles de l’Europe, les autres s’affolent à l’idée des exactions multiples dont le régime russe fait de plus en plus son ordinaire. Dans la prise de position qui s’ensuit, le sens de la mesure commence à faire absolument défaut, sans parler (chez la plupart) de la bonne foi. Les staliniens entretiennent, avec un succès confondant, un certain nombre de hantises dans les milieux de gauche, à commencer par l’imminence d’un coup de force « de Gaulle » toujours annoncé pour la fin du mois courant. Il est difficile de se faire une idée des forces déjà recrutées par le R.P.F. mais il semble bien qu’une telle aventure ne doive pas être tentée de sitôt. Sur le plan, plus aisément contrôlable, de la libre expression, les menaces sont beaucoup plus concrètes. Si la véritable « terreur » qu’à mon arrivée en France faisaient régner les Aragon et autres a fait long feu, la plupart des intellectuels se cantonnent encore dans une réserve prudente, pour ne pas avoir à payer personnellement trop cher les frais d’une occupation éventuelle. Je cherche actuellement à décider Max-Pol Fouchet, qui dirige Fontaine, à promouvoir une déclaration de principes que nous puissions signer, lui et moi, et que nous appellerions à signer des hommes tels que Paulhan, Camus, Bataille, Patri, Malraux (en dépit de son activité présente aux côtés de de Gaulle, mais ses propos non publics apportent quelque apaisement), Rougemont bien sûr, etc. Je ne désespère pas d’y parvenir et je crois que ceci apporterait quelque clarté. On en a grand besoin : vous savez sans doute que la radio de Moscou, au cours d’une dizaine d’émissions, s’en est prise formellement à Matisse, à Picasso et, après eux, à tous ceux qui pourraient encore poursuivre en art des recherches techniques. Le très malencontreux débat institué, notamment par Sartre, autour de la littérature «engagée», a d’ailleurs fait le jeu des pires obscurantistes. Aragon, au retour d’un voyage « triomphal » en U.R.S.S. et dans l’Europe de l’Est, et qui en rapporte manifestement des instructions précises, jette un peu de lest du côté Matisse-Picasso (dont la dénonciation ferait ici trop mauvais effet dans les milieux intellectuels) mais c’est aussitôt pour passer à de véritables sommations : le mieux est que je vous découpe son article de L’Humanité.
Puisque vous voulez bien vous intéresser à ce qui me concerne plus personnellement, j’ajouterai que le temps écoulé depuis mon retour ne m’a pas laissé libre de m’exprimer avec quelque ampleur. J’ai dû faire face à cette situation inattendue : l’élargissement considérable de l’audience faite aux idées «surréalistes» entraînant une interrogation et une attente de directives à la fois très pressantes et très diffuses, de la part d’éléments très jeunes dont je continue à ne savoir trop que faire (cela se fût aisément filtré par le moyen d’une revue mais les éditeurs sont restés jusqu’ici velléitaires), la très irritante agitation entretenue journellement autour de mes faits et gestes par une clique disposant de grands moyens et n’éprouvant, en outre, aucun scrupule à en passer par les pires (je crois devoir vous en faire grâce, mais ce sont vraiment les pires). Il est difficile de dire jusqu’à quand cela durera. Je n’envisage guère que de m’absenter cet hiver de Paris, pour tenter d’échapper à cette persécution tour à tour aimable et détestable.
Que n’êtes-vous cependant à Paris. Naturellement je me perds en conjectures sur les raisons qui vous empêchent d’y être. Mais je me surprends à penser (un peu mystiquement) parfois qu’il dépend de l’absence d’une lumière, là devant tel numéro, pour que la rue soit sombre et plus inquiétante.
Je suis tout à votre disposition pour vous faire adresser telles publications qu’il pourrait vous être agréable de lire ou de feuilleter : pour les périodiques, par exemple, Critique, La Revue internationale, Fontaine, Les Cahiers de la Pléiade (je crois qu’on peut aisément s’en tenir là). Les ouvrages récents, en langue française, qui m’ont le plus frappé sont Heureux les Pacifiques, par « Raymond Abellio [pseudonyme de Georges Soulès] » (les staliniens dénoncent, sous ce pseudonyme, un prétendu milicien mais rien n’est moins sûr : il s’agit d’un roman auquel a été, je crois, attribué le « Grand prix de la critique » — je ne sais quelle est votre tolérance du côté de ce genre d’écrits, la mienne n’est pas grande, mais cet ouvrage donne l’impression de dominer la situation actuelle, ce qui n’est pas «facile») et Sens-plastique, par Malcolm de Chazal, énorme recueil d’aphorismes qui arrive inexplicablement de Port-Louis (île Maurice), The general Printing Stationary Co, Ed., d’intérêt assez strictement poétique mais qui, en dépit de monumentales scories, semble la somme de tout ce qui se peut réaliser sur le plan de « l’analogie universelle » (à ce propos je vous adresse par même courrier l’Ode à Charles Fourier : les « surréalistes révolutionnaires » y ont répondu par un poème collectif d’une ligne, l’Ode à Marx que voici : « U.R.S.S. capitale Moscou »). Aux deux ouvrages que je citais pourrait s’adjoindre, sur le plan critique, La Symbolique de Rimbaud, par Jacques Gengoux, qui m’a paru apporter la seule clé valable pour cette œuvre, bien que l’auteur soit un jeune jésuite et que je reste sur la plus complète défensive à son égard.
Mais je m’effraie un peu au tournant de cette page : si j’ai quelque peu lassé votre attention, songez que c’était pour solliciter un peu plus votre présence ici, parmi ceux dont les raisons d’être encore sont fonction de messages tels que le vôtre, et qui, plus que de bien d’autres choses, souffriraient de le voir interrompu.
Bibliographie
Henri Béhar (éd.), « Surréaliste à distance », Europe, nov.-déc. 1995, n° 799-800, pp. 59-84.
Date de création | 30/09/1947 |
Adresse de destination | |
Langues | français |
Lieu d'origine | |
Bibliothèque | |
Mots-clés | lettre, poésie, revue |
Catégories | Correspondance, Lettres d'André Breton |
Série | [Correspondance] Correspondance avec Saint-John Perse |
Lien permanent | https://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101000728 |