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[J’ai gardé plus précieusement que toute autre chose...]

Lettre datée de Paris, le 28 avril 1936.

Correspondance

Auteur

Auteur André Breton
Destinataire Alexis Léger, dit Saint-John Perse

Descriptif

Lettre d'André Breton à Saint-John Perse, datée de Paris le 28 avril 1936 et adressée au Quai d'Orsay.

 

Transcription

Mardi 28 avril 1936

Cher Monsieur,

j’ai gardé plus précieusement que toute autre chose une lettre de vous d’il y a douze ans qui jouait à me renvoyer l’écho d’un de mes premiers livres de poèmes mais un écho inespéré qui va se fondre dans ce qu’a été pour moi, par Rimbaud et par vous, le merveilleux à vingt ans. Et je me surprends quelquefois à considérer cette lettre, d’un curieux gris-bleu sous la plume violette, de l’œil d’un de ceux qui passent à la file indienne dans Anabase, assez contents de leur sort à cette minute, et celui-ci sourit car il se fait à ce propos une idée concrète de la rareté et de la chance.

N’interprétez, je vous prie, mon long silence que comme la conséquence d’un doute sur moi-même, de la crainte d’être importun et de la suffisance même de cette illusion de vous avoir atteint une fois. La tentation de vous adresser d’autres ouvrages s’est perdue dans le labyrinthe de salons dorés par lesquels j’imaginais qu’ils devraient cheminer pour parvenir entre vos mains. Il me semblait que trop peu de votre temps pouvait être tout à vous pour que j’osasse en disposer encore si peu que ce fût.

Pourtant il est deux plaquettes de moi que je me décide à vous adresser, parce qu’elles me paraissent témoigner de ma fidélité à un langage et à une pensée que j’ai appris en partie de vous et que, par delà l’éloignement fatal qu’entraîne la grande disparité de nos existences sur le plan social, vous ne resterez peut-être pas indifférent de ma part à ce signe d’intelligence et de vie.

Mais ce n’est pas là, malheureusement, tout ce que j’ai à vous demander. Pardonnez-moi à l’avance ce qui va suivre : en cherchant bien je n’ai trouvé que vous à qui je puisse me confier avec espoir et sans grave appréhension.

Je suis dépourvu de tout moyen de vivre, de faire vivre ma femme et ma petite fille qui a quatre mois. Rien ne me paraît plus désirable que de travailler pour échapper à cette cause d’angoisse journalière. Il n’est rien à quoi je ne sois prêt (si ce n’est le journalisme politique) à m’adapter. Peut-être, Monsieur, pouvez-vous avoir une idée en ce qui me concerne, admettre que je ne serais pas tout à fait impropre à remplir tel ou tel rôle qu’on me confierait. Pour mieux vous éclairer ma démarche, j’ajoute que je suis absolument dénué de relations qui pourraient être ici de quelque efficacité pratique. J’ai un peu fait "la guerre au monde" et il est naturel qu’on me le fasse bien voir.

Puissiez-vous, Monsieur, excuser cette étrange liberté que je prends vis-à-vis de vous. Je ne sais quelle certitude tout intuitive m’a été brusquement donnée de pouvoir agir ainsi. Tout ce qui m’en donne le courage est qu’en cette circonstance j’ai pensé à vous d’une manière irrésistible et élective. C’est trop peu, bien sûr, que je ne sache m’autoriser près de vous que de mon admiration déjà ancienne, mais intacte entre toutes.

André Breton

 

Bibliographie

Henri Béhar (éd.), « Surréaliste à distance », Europe, nov.-déc. 1995, n° 799-800, pp. 59-84.

 

Date de création28/04/1936
Adresse de destination
Languesfrançais
Lieu d'origine
Bibliothèque

Breton (André) L

Mots-clés
CatégoriesCorrespondance, Lettres à André Breton
Série[Correspondance] Correspondance avec Saint-John Perse
Lien permanenthttps://cms.andrebreton.fr/fr/work/56600101000713
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